C'est le jeune Emmanuel Roblès,
orphelin d'une famille pauvre, d'origine espagnole d'Oran, que
nous allons évoquer, à partir de son propre témoignage
donné dans Jeunes Saisons, récit autobiographique
publié en 1961, dans Saison violente, autobiographie romancée
publiée en 1974, et dans ses Entretiens avec Jean-Louis
Depierris diffusés en 1966 par France-Culture et publiés
au Seuil en 1967.
Cela nous permettra de le situer dans l'Oran des années
1925-1930.
1) Un garçon de famille espagnole à Oran
Emmanuel Roblès est né à Oran le 4 mai 1914
d'une mère espagnole née à Sidi-Bel-Abbès
et d'un père d'origine andalouse né à Oran.
Celui-ci était un ouvrier-maçon, parti travailler
à Casablanca à la fin 1913 et mort là-bas
presque à son arrivée dans une épidémie
de typhus en 1914, et que son épouse rejoint pour le trouver
mourant.
La mère de Roblès,
à l'âge de 23 ans, se retrouvait ainsi veuve avec
un premier enfant à peine âgé de deux ans,
et enceinte de celui qui deviendra Emmanuel Roblès, orphelin
dès sa naissance, "enfant posthume" comme il
se qualifie lui-même.
Dans Jeunes Saisons et Saison Violente, il évoque
sa vie de jeune garçon de 12 à 14 ans, élevé
par deux femmes, sa mère ouvrière blanchisseuse
qui travaille dur pour gagner sa vie, et sa grand-mère,
une Grenadine venue jeune d'Espagne avec son mari. Il parlait
espagnol avec sa grand-mère qu'il appelait "madre"
et à qui il disait "vous", et parlait français
avec sa mère qu'il appelait "mamica", petite
mère, "une sorte de grande soeur avec qui je me montrais
volontiers insolent", dit-il. "Les souvenirs jaillissent
surtout de chaque pierre de ce quartier sans caractère
où mon enfance s'est écoulée. Il se trouve
pressé entre la gare de style mauresque et la falaise
qui domine le port, sur une pente assez raide qui autrefois gênait
les charretiers. Voici la rue Bruat où je suis né,
et la rue de Lourmel que ravinaient les pluies. Et voici la place
Hoche, la "Plazoche", comme nous l'appelions, avec
le buste en bronze du général et sa tête
verdâtre de pestiféré". (Jeunes Saisons
p.5).
C'est un jeune garnement qui participe, avec sa bande de copains,
à des jeux de garçons qu'il évoque avec
plaisir :
- Les billes, les "pignols" (noyaux d'abricot), les
"canutos" ou tricotins pour fabriquer des guides avec
des bouts de laine.
- Les "carricos", voiturettes à roues basses
que les gamins utilisent encore aujourd'hui dans les rues en
pente d'Oran.
"Nous dévalions la rue de Salles ou la rue de Lourmel,
en faisant un raffut du diable, ce qui, invariablement, nous
attirait les cris des ménagères dont "nous
cassions les oreilles" (Jeunes Saisons p.21)
- Les lance-pierres: " Nous attaquions les porteurs d'eau
arabes en faisant sonner leurs bidons sous nos caillous. Nous
tirions sur les vitres des bec de gaz..." (idem, p.21)
Tous ces garçons développent entre eux dans leur
quartier espagnol une morale simple de l'honneur viril, qui se
manifeste dans les aventures de cette bande de copains emmenée
par leur chef Toni, le fils d'un maçon.
A la suite d'une blessure à la tête, qu'il s'était
faite un jour en plongeant sous une barque, à la Pointe
Blanche, le jeune Emmanuel est mis au patronage Sainte-Jeanne
d'Arc, dirigé par l'Abbé Podesta. Mais il s'en
échappait souvent pour rejoindre la bande de Toni, lequel
lui fait horreur du patronage en évoquant le rôle
obligatoire d'enfant de choeur. C'est une idée qui horrifiait
le jeune Emmanuel être habillé en fille, avec des
jupes et des dentelles. C'est une déchéance, il
fallait être un peu "mariquita" pour cela, efféminé,
comme les petits Français de France.
Ils vivent en effet dans une société étroitement
cloisonnée du point de vue des sexes : "Nous méprisions
les filles avec qui jamais nous ne partagions nos jeux... (mais)
"bien entendu il était prescrit de protéger
nos soeurs ou les soeurs des amis et d'intervenir et même
de se battre rageusement si quelque garnement avait l'idée
de les taquiner ou de leur chercher querelle. Sur ce point, la
règle d'honneur ne souffrait pas la moindre discussion
ni la moindre défaillance".(Jeunes Saisons p.19-20).
Cela entraînait souvent des bagarres, des rixes avec "des
bandes rivales de garnements" des quartiers voisins, à
coups de cailloux. L'outrage majeur, c'était le "garrecho",
qui consistait à capturer un garçon du clan adverse,
à lui arracher tous les boutons de braguette et à
lui appliquer sur le sexe un cataplasme de boue épaisse.
"Après quoi, tout le quartier se considérait
comme déshonoré. Du moins, nous le pensions, et
cette idée nous consolait et consolait nos blessés".(Jeunes
Saisons p.24)
On aperçoit ici l'humour de Roblès, trait caractéristique
de ce genre picaresque qu'est le récit de Jeunes Saisons
que l'on retrouve tout au long de ce récit. Par exemple
quand il évoque encore plus loin ces bagarres entre gamins
des rues : "On "pouvait" quelqu'un si on s'estimait
de taille à le rosser. La provocation habituelle était
: "Sors dehors et tu vas voir si je te "peux".
Même si l'affaire se passait déjà en pleine
rue" (idem p.63). Et il continue en se moquant gentiment
de leurs rodomontades, en soulignant que la morale de l'honneur
doit toujours rester sauve : "En cas de déséquilibre
flagrant des forces, le désavantage restait souvent au
plus grand... On ne pouvait frapper un "petit" sous
peine, tout d'abord de déshonneur, ensuite de sanctions
familiales. Ce code me paraît encore d'une simplicité
proprement admirable et l'on doit regretter qu'il n'ait pas cours
entre les nations.
On comprend que ces garçons vouent une admiration à
la force physique, qu'elle se manifeste dans le sport viril qu'est
le foot-ball, ou dans les exploits d'un ouvrier.
C'est avec humour que Roblès évoque leurs parties
de football, même avec une vieille boîte de conserve
ou une pelote de chiffons, et leur admiration chauvine pour leur
équipe le C.D.J. ("Le Club des Joyeusetés"),
surtout quand elle affrontait les équipes algéroises.
Il prend plaisir à souligner cette vieille rivalité
entre Oranais et Algérois. "Le mot "Algérois"
sonnait comme un cri de guerre par toutes les vieilles rues populaires
de notre ville." (idem p.65)
Je ne résiste pas au plaisir de citer ce morceau de bravoure
humoristique, que les Oranais d'aujourd'hui peuvent encore sans
doute apprécier.
"L'antagonisme entre Oranais et Algérois dure depuis
toujours. Les Algérois nous tiennent pour des rustres
et nous tenons tous les Algérois pour des "fils-à-papa"
et des "chiquems" (des vaniteux). Les Algérois,
entre autres choses, nous reprochent de mal prononcer le français,
ce qui est vrai, et de dire "on" pour "an",
ce qui est faux.
Les Oranais se vengent en s'efforçant de réduire
en hachis les équipes sportives ou les champions que leur
délèguent leurs ennemis" (Jeunes Saisons p.65)
Roblès évoque aussi avec une admiration teintée
d'humour, le père de leur camarade Agustin, carrier à
Mers-El-Kébir, "fameux parmi nous pour ses exploits",
notamment deux mois de prison pour avoir mis K.O. un receveur
de tram et un agent. "A sa sortie, le quartier l'avait accueilli
en triomphateur, avant même de se demander si le carrier
avait eu tort ou raison d'assommer ses victimes." (idem
p.64)
Ce personnage incarne en effet la revanche du pauvre, de tous
les pauvres, contre toutes les injustices dont ils sont victimes,
et contre ceux qui, à un titre ou à un autre, représentent
l'autorité et le pouvoir des exploiteurs ou des oppresseurs
(policiers, gens en uniforme...)
Cette morale simple explique aussi leur passion pour les films
de Far-West, où ils vibrent pour "el tchico",
le jeune homme valeureux auquel ils s'identifient volontiers,
et pour "la tchica", la jeune fille belle et blonde
et courageuse, et surtout pour les films de Charlot, le héros
qui incarne, lui aussi, la soif de justice et de revanche du
faible.
"C'est que Charlot nous ressemblait, faible et rusé
comme nous, en proie à toutes les forces mauvaises et
luttant contre elles à sa manière... C'est que
l'amoralité du petit homme, ses démélés
avec les gros, les méchants et les imbéciles ne
l'empêchaient jamais de se ranger du côté
des faibles, de s'allier spontanément aux enfants errants,
aux jeunes filles malheureuses et aux clochards en peine. Les
mauvais tours nous vengeaient qu'il jouait à son habituel
ennemi, l'énorme individu aux sourcils épais, au
regard terrifiant, à l'impitoyable brutalité."
(Jeunes Saisons p. 58)
Il raconte avec plaisir ses escapades avec ses copains jusqu'à
Santa Cruz par les vieux quartiers de la Marine et la pinède
des Planteurs, de Santa-Cruz au port en passant par la Calère
et la place de la Perle, ou encore jusqu'à Eckmühl
et ses arènes, ou au "Village nègre"
pour manger des pastèques, ou au quartier juif derrière
le théâtre
C'est l'occasion pour l'écrivain de décrire des
scènes pittoresques. "Ce Village Nègre était
pauvre et triste, mais à certaines heures il s'animait
et nous nous mêlions à la foule qui entourait les
conteurs chevelus ou les montreurs de singes ou les jeunes acrobates
marocains, le crâne rasé, avec une seule mèche
au sommet de la tête et qui étaient vêtus
de costumes bariolés."(Jeunes Saisons p.26)
Le quartier juif où "nous rencontrions, à
notre ébahissement, de vieux juifs à calotte noire
et à papillotes, le sarouel retenu par une large ceinture
multicolore" (idem p.29)
Du haut du fort de Santa-Cruz, "Nous passions des heures,
le visage fouetté de vent, à tenter de découvrir,
dans l'amas des maisons, certains repères familiers :
la gare aux allures de mosquée, la cathédrale aux
allures de gare et les coupoles du théâtre."
Leur vive sensualité méditerranéenne s'épanouit
particulièrement quand arrivent les bananiers. "Pour
moi, le Toni possédait un organe spécial, un odorat
de chien courant... un odorat capable de lui faire déceler
dans les relents de graillon et de water mal tenus, parmi les
mille senteurs que le vent poussait par les rues, l'odeur unique,
la douce, la suave, la capiteuse odeur, le parfum lointain des
bananes sur le pont du cargo." (Jeunes Saisons p.42)
C'est là que l'art de l'écrivain se révèle,
et sa capacité à évoquer merveilleusement
les odeurs, les parfums, mais aussi les couleurs si diverses
et les bruits de toutes sortes sur le port. C'est un plaisir
de tous les sens que sa plume traduit, y compris le goût,
les plaisirs du palais."Les marins nous lançaient
des régimes avariés. Mais il y avait toujours des
bananes saines que nous partagions sur le champ. Ah, la saveur,
le délice de la chair farineuse et douce, ce miel, ce
lait... (idem p.44).
Ces navires aux noms évocateurs, "Cap-des-Palmes",
"Konakry", "Ile de Gorée" leur donnaient,
à ses camarades et à lui, des idées de voyage
et d'évasion. Il raconte ainsi avec beaucoup d'humour
la folle escapade de Toni, sur un pétrolier anglais en
route pour Haïfa, avortée à Port-Saïd
où il fut remis au Consul de France et renvoyé
à Oran, via Marseille.
"Le Toni reçut de son père une raclée
formidable qui le laissa abruti pendant deux semaines... Pour
lui, c'était la gloire! En effet, dès qu'il fut
rétabli, il reprit tout son aplomb et nous éblouit
de ses récits fantastiques" (idem p.45)
Roblès rêvait, lui aussi, de partir, et ces rêves
de voyages étaient nourris de plus par ses nombreuses
lectures, surtout des "livres d'aventures", de Loti,
les Tharaud etc.. "Je pouvais rester durant des heures enfermé
seul à lire ou à rêver ... Que d'heures j'ai
passées sur des albums de villes ou des atlas."(idem
p.15)
C'est de ce jeune temps que lui est venu cet appétit de
voyages, tous ces voyages que Roblès a réalisés
ensuite, "avec obstination" comme il dit, de l'âge
de 17 ans jusqu'à maintenant.
Cette adolescence à Oran est donc bien, pour lui, un temps
d'apprentissage qui va forger sa personnalité d'homme
et d'écrivain, deux choses inséparables chez lui
dont tous les livres sont nourris de son expérience d'homme
engagé dans les combats de la vie.
2) L'apprentissage de la pauvreté
Jeunes Saisons se termine et Saison Violente commence par la
mort de sa grand-mère. C'est une première douleur
qui le marque. "Je devais beaucoup à cette femme
simple et bonne, et avec elle une part de moi-même mourait
aussi ce jour-là".(Jeunes Saisons p.93)
Et cette douloureuse absence lui révèle une autre
absence, celle du père et son état d'orphelin que,
jusque-là, dans ces années d'insouciance, il n'avait
pas ressentie. "Vers ma treizième année, son
absence commença donc à me tourmenter réellement...
J'aurais aimé m'appuyer sur sa force et son affection.
Peu à peu, je me mis à jalouser certains de mes
camarades qui parlaient avec orgueil des mérites et des
exploits de leur père."(idem p.94)
C'est ainsi qu'à cet âge il commence à être
hanté par l'image de son père qu'il découvre
à travers les confidences émues de sa mère.
"Ma mère me parlait de mon père avec orgueil,
aimait à évoquer son temps de fiançailles
et les soirées d'été où mon père
venait, accompagné d'un guitariste, chanter sous ses fenêtres...
Il vient "peler la dinde", "pelar la pava",
il vient faire sa cour devant la porte." (Entretiens p.11)
Dans Saison Violente, cette cristallisation sur l'image du père
est d'autant plus forte que la mère du narrateur lui parle
d'un remariage éventuel. C'est un choc insupportable qui
est le point de départ d'une crise chez le jeune adolescent.
En même temps qu'il se révolte contre ce qu'il perçoit
comme une trahison, il est amené à découvrir
peu à peu la vie dure que sa mère mène,
seule, dans un travail sans répit, "du lundi matin
au samedi soir, selon les normes de l'époque". Et,
"elle consacrait la majeure partie du dimanche, tout de
suite après la messe, à l'entretien de notre logement,
à la lessive et à la couture et, parfois, elle
acceptait quelques heures de repassage chez des dames du haut-quartier."
(Saison Violente p.27)
C'est une fois entré au collège Ardaillon, et quand
sa mère se trouve avec un arrêté d'expulsion
de son logement, pour cause d'insalubrité et de démolition,
que le narrateur prend conscience encore plus de la pauvreté
et de la vulnérabilité de sa mère. "Pour
la première fois, j'eus pitié d'elle tant je la
découvrai faible, vulnérable, sans appui ni protection."(Saison
Violente p.69)
Il décide alors, à 14 ans, de quitter le collège
pour travailler et n'être plus une charge pour sa mère.
Il sait qu'en même temps il renonce à son ambition
qui était d'entrer à l'Ecole d'Hydrographie de
Marseille et de naviguer. Mais il ne quitte le collègue
que provisoirement, car le directeur du collège intervient
et obtient pour lui une bourse plus substantielle.
Un nouveau choc survient dans sa vie quand sa mère se
trouve effectivement expulsée, trouve un emploi logé,
et est obligée de placer son fils chez une de ses anciennes
employeuses, que le narrateur appelle Madame Quinson, titre de
la seconde partie de Saison Violente. Cette dame est une veuve,
héritière d'un vaste domaine de vignobles de la
région de Témouchent, qui "occupait tout le
troisième étage d'un immeuble neuf , rue de Mostaganem."
(p.84)
Cet épisode central du récit est déterminant
pour l'apprentissage de la vie du jeune adolescent, car c'est
chez elle et par elle qu'il va découvrir et comprendre
tous les clivages sociaux, les cloisonnements strictement hiérarchisés
de la société oranaise.
Madame Quinson représente le sommet de l'échelle
sociale. C'est une fille de colon, d'ascendance française,
"veuve-sans-enfants" d'un officier de l'infanterie
coloniale, employant deux domestiques, une Espagnole Dolorès,
et une Arabe Yasmina. Elle a le sens des hiérarchies sociales,
bien persuadée que chacun, pour le bon ordre, doit rester
à sa place. Elle traite tout son monde avec autorité
ou condescendance, et en particulier le jeune garçon avec
une autorité teintée de mépris et de sadisme,
à qui elle veut inculquer les "bonnes manières"
et à qui sans cesse elle adresse des remontrances avec
un plaisir sadique. "coude!", "fourchette!",
"Oh, mais tu es un vrai sauvage!" "et de l'autre
côté de la table, son regard m'épiait, froid
et dur comme celui d'un alligator au ras d'un marécage."(idem
p.91)
Le jeune adolescent supporte vite très mal cette bourgeoise
et son monde de conventions futiles et de hiérarchies
établies, bourgeoise qui prétend évidemment
tout régenter de la vie de son "protégé",
ses études et ses fréquentations. Ainsi, il faudrait
qu'il apprenne l'anglais et non pas l'arabe ou l'espagnol. "Pour
elle, l'arabe et l'espagnol étaient les idiomes d'une
humanité de seconde catégorie... Elle tenait l'anglais
pour "aristocratique" et qui avait l'avantage de la
connaître s'affirmait, d'évidence, une personne
"comifo" (sa prononciation pour "comme il faut").
Il faudrait aussi qu'il renonce à fréquenter son
ami Kalfon: " Un Juif ! Mais tu es fou? " et Véronique,
la petite du quatrième étage, la fille d'un haut
fonctionnaire de la préfecture : Elle n'est pas pour lui
! "Ainsi je n'aurais pas dû fréquenter Kalfon
parce qu'il était juif, en revanche Véronique ne
devait pas me fréquenter parce que j'étais pauvre.
Chez Madame Quinson, chaque jour complétait une initiation
qui n'allait pas sans douleur."(idem p.102)
Et évidemment, elle lui fait durement sentir que, d'ascendance
espagnole, il n'est jamais qu'un "cinquante-pour-cent".
C'est que dans ces années d'avant la guerre 40, Oran est
une ville étroitement compartimentée sur le plan
géographique et sur le plan ethnique, partagée
en quartiers, en groupes et en clans européens.
Les Français de France (les "patos"), fils de
militaires et de fonctionnaires ou commerçants, habitent
les quartiers neufs et riches, parfois coupés d'enclaves
espagnoles, et méprisent les "cinquante-pour-cent"
d'origine espagnole. Ceux-ci, pour le plus grand nombre, sont
regroupés autour de la place de la Perle dans la vieille
ville, centre de la colonisation espagnole jusqu'au XVIIIe siècle,
et d'autres, notamment les maçons comme le père
de Roblès, habitent dans les quartiers avoisinant les
nouveaux immeubles qu'ils construisaient.
En-dessous, il y a les
Juifs, voués à la haine raciale, dans le quartier
juif, derrière le théâtre, et les Arabes
(quelques ouvriers et femmes de ménage qui traversent
la ville) groupés dans le "Village Nègre".
"Nous connaissions mal les Arabes. Au coeur d'un quartier
essentiellement espagnol comme le nôtre, nous n'avions
en classe aucun camarade musulman. Tout nous maintenait séparés
d'eux, les zones d'habitation comme la différence des
langues, des religions, des coutumes. Mais, contrairement, aux
grandes personnes, nous étions sans préjugés
à leur égard." (Jeunes Saisons p.26)
Dans les Entretiens (p.17-18) Roblès précise:
"Cette division géographique et ethnique entraînait
des dissensions raciales qui ont persisté jusqu'à
l'indépendance de l'Algérie. Dans ces années,
vers 1925-1930, les Juifs surtout subissaient une agression permanente
et il me suffira de dire que bien avant l'hitlérisme,
un quotidien du soir, le Petit Oranais, portait en exergue la
croix gammée... La municipalité était aux
mains d'une sorte de gang antisémite dont le parti s'intitulait
"Union latine". Les autochtones, étant sujets
français et non citoyens, n'avaient pas le droit de vote.
Politiquement, ils n'existaient pas. "L'Union Latine"
ne s'intéressait à eux qu'en période électorale
pour les exciter contre les Israélites. En revanche, ceux-ci
avaient accédé à la citoyenneté française
par le décret Crémieux. Ils formaient une minorité
ouverte aux idées nouvelles et non dans le seul domaine
politique. "L'Union Latine" qui devait devenir plus
tard pro-franquiste et pro-nazie se faisait réélire
à chaque occasion sur un programme raciste qui excluait
en particulier les Juifs de tous les emplois municipaux, multipliait
à leur égard les tracasseries bureaucratiques,
sans compter d'odieuses humiliations."
Cette violence antisémite, Roblès y a été
très sensible, puisqu'il l'évoque aussi dans Jeunes
Saisons et en fait un thème majeur de Saison Violente.
C'est que Roblès avait des camarades juifs, pauvres comme
lui, en particulier Kalfon, le meilleur des garçons, chez
qui il était reçu "comme un fils de la maison".
Et il est très affecté par la mort d'un jeune garçon
juif dans la rue de la Révolution, tué lors d'une
provocation d'une "colonne de manifestants antisémites".
Il évoque lui-même, dans Jeunes Saisons et Saison
Violente, sa honte d'avoir, par jeu, lancé un jour un
avion en papier, dont la queue portait des croix gammées
et l'inscription "A bas les Juifs !" dans la boutique
de M. Serfati, un marchand d'étoffes habitant près
de chez lui et ami de la famille. "L'avion atterrit devant
le comptoir, juste sous les yeux du vieil homme. Le regard que
celui-ci m'adressa, je ne l'ai pas encore oublié... Je
sais que la honte qui m'étreignit alors était bonne...
conscient d'avoir ajouté ce jour-là à l'immense
malheur du monde."(Jeunes Saisons p.82)
Se demandant comment un danger pouvait venir de ses camarades
juifs ou de leurs parents, il interroge un jour le boulanger
Parra qui lui répond : " Ils se soutiennent trop
entre eux, fils. C'est trop ce qu'ils se soutiennent ".
"Que les Juifs se soutinssent entre eux nous semblait plutôt
louable, tant nous avions nous-mêmes le goût de la
solidarité et l'esprit de clan".(idem p.78)
Ce commentaire est révélateur de la structure classique
de cette société, de la fonction valorisante du
ghetto, refuge du marginal méprisé, mais il néglige
tous les risques d'affrontements violents qu'une telle structure
porte en soi.
Ces jeunes Français, d'origine espagnole, pauvres et méprisés,
ont obscurément conscience d'une solidarité des
groupes dominés ; et dans Saison Violente, c'est tout
un climat de manifestations et de contre-manifestations, de lutte
politique de la gauche contre le racisme de "l'Union Latine"
que Roblès décrit. On voit le narrateur participer
à des meetings politiques où l'orateur Arcillas,
transposition du candidat communiste Torresillas, "au-delà
de ses attaques contre l'Union Latine, disait la peine de vivre,
la nécessité pour les déshérités
de s'unir, de refuser l'humiliation, qu'il prononçait
"humiyation"... D'instinct, Arcillas savait de quelle
maladie nous souffrions. Nous nous sentions tous des exclus,
les exclus d'une société marâtre qui se servait
de nous sans nous aimer" (p.20). Et leur chef de bande Toni,
décèle immédiatement dans le thème
du "péril Juif" " une manoeuvre de la bourgeoisie
pour diviser."
Malheureusement, les adultes, pour la plupart, n'ont pas la lucidité
et la conscience de classe de ces adolescents. En effet, les
"néo-Français" d'origine espagnole, qui
ont honte de leur origine, qui désespèrent, comme
l'oncle du narrateur, d'être reconnus comme Français
à "cent-pour-cent", étaient extrêmement
chauvins, et leurs anciens combattants de 14-18 participaient
à tous les défilés patriotiques, élisaient
des députés affreusement réactionnaires,
ne savaient comment manifester leurs bons sentiments pour être
admis dans la communauté française. En dépit
de quoi, on les tenait toujours pour des "Cinquante-pour-cent"(Jeunes
Saisons p.71). Ainsi son oncle "fait partie des Anciens
Combattants. Il défile derrière le drapeau, avec
ses décorations... Il n'aime pas les Arabes, il n'aime
par les Juifs et, le comble, c'est qu'il n'aime pas non plus
les "étrangers"! (Saison Violente p.72)
C'est dans cette société cloisonnée et ce
climat de haine raciale que le jeune Roblès grandit et
se forge son identité et sa personnalité.
3) La quête de l'identité
Parmi les choses qui blessent le plus le jeune Roblès,
il y a cette appellation méprisante de "cinquante-pour-cent".
Dans notre quartier, habitaient aussi quelques familles de Métropolitains
et tous ces braves gens nous méprisaient, nous appelaient
les "cinquante-pour-cent". Or nous voulions être
des "Cent-pour-cent" nous aussi et nous cherchions
à bien faire, à prouver que nous étions
dignes des héros français que le maître nous
citait en exemple."(Jeunes Saisons p.69)
Il s'agit donc pour le jeune garçon de s'affirmer comme
Français face à l'élément "Français
de France dirigeant et méprisant. Cette affirmation passe
par trois stratégies possibles, toutes les trois illustrées
dans les deux ouvrages :
- affrontement par la force des poings,
- l'acculturation par l'étude et l'école,
- la reconnaissance dans l'amour d'une métropolitaine
La première étape, c'est la lutte physique, la
bagarre, la force des poings, seule force des pauvres ; c'est
la réaction primaire de l'affrontement. "Notre occupation
favorite consistait à rosser les petits Français",
dans une tactique simple qui était de frapper au visage,
et de salir et déchirer les vêtements de ces jeunes
bourgeois, ces "mariquitas", ces efféminés.
C'est ainsi que nous voyons le jeune Roblès se battre
contre un jeune Français, Verneuil, "un garçon
un peu plus âgé que nous et qui ne brillait pas
en classe", surtout pas en français où il
était dépassé en rédaction par des
"Lopez et des Martinez" qui, dans la conversation,
utilisaient un jargon ridicule. Ainsi, "Verneuil me surprit
un jour à parler en espagnol et me fit une remarque désobligeante.
C'était la première fois que j'entendais l'expression
"cinquante-pour-cent" dans son sens injurieux et, piqué
au vif, je répliquai par dépit, défi, amour-propre
blessé que, si les Français n'étaient pas
contents, ils pouvaient toujours retourner chez eux tandis que
nous, ici, nous étions chez nous, parfaitement, chez nous
et sans rien demander à personne, etc, etc..."(Jeunes
Saison p.71)
Il s'ensuit une bagarre où la tactique des vêtements
salis suffit à faire reculer un adversaire plus fort :
"Ainsi pour Verneuil qui préféra remettre
à plus tard notre règlement de compte lorsqu'il
me vit armé d'une boule de goudron" (idem p.72)
La seconde étape, c'est l'acculturation par l'étude
et l'école, qui est le moment de l'identification et de
l'assimilation. C'est un moment pathétique mais que l'humour
de Roblès rend savoureux : la participation affective
et volontariste aux mythes fondateurs de la Nation française
est vécue à travers l'éthique hispano-pied-noire.
Nous avions nos héros, dit Roblès, et c'est Jeanne
d'Arc pour qui "les plus endurcis d'entre nous frémissaient
de rage au supplice de Jeanne à Rouen", Danton "parce
qu'il avait dit une phrase qui nous plaisait : "De l'audace,
encore de l'audace, toujours de l'audace", Napoléon,
valeureux combattant victime d'une coalition de tous les ennemis
conjurés contre lui, procédé indigne que
nous réprouvions avec énergie: "tomber à
plusieurs contre un". C'est encore Guynemer, Turenne, Jean
Bart et Surcouf." De celui-ci, nous nous répétions
le mot fameux aux Anglais qui lui disaient : vous vous battez
pour l'argent et nous pour l'honneur : - chacun de nous se bat
pour ce qu'il n'a pas! avait répliqué le corsaire."
"Il y avait aussi Pasteur et Victor Hugo qui, eux aussi,
dans leur spécialité, avaient du "punch",
aimaient les pauvres et ceux-ci précisément avaient
bien besoin qu'on les aimât, surtout dans ces époques
de sauvagerie où sévissaient la rage, la taille
et la gabelle, les Prussiens, les Anglais, la famine et les Rois
fainéants!" (Jeunes Saisons p.70)
Ainsi Roblès fait défiler, dans un humour savoureux
pour notre plaisir de lecteurs, ces lambeaux de souvenirs scolaires
tous mêlés, ces figures glorieuses du certificat
d'études qui coexistent dans une même idéologie
de la République comme voie d'accès à l'identité
culturelle et au mieux-être social.
Dans Saison Violente p.112, nous le voyons aussi revendiquer
son assimilation à la France par la culture :
"La langue espagnole elle-même se corrompait, contaminée
par le français et l'arabe, et l'absence de livres, l'impossibilité
d'échanges et même l'interdiction à l'école
primaire de parler l'espagnol me coupaient, au fur et à
mesure que j'avançais en âge, de mes racines. Ces
facteurs, en revanche, me laissaient ouvert, disponible, réceptif
: j'assimilais tout, Louis XIV et Robespierre, Racine et Michelet,
la Loire et la Beauce, Moliere, Balzac, Hugo!... Moi, un "cinquante-pour-cent"
? Moi, une moitié d'étranger?.. Si je savais ma
différence, je connaissais tout aussi bien la profondeur
de ma communion. Je n'étais pas à la porte, mais
à l'intérieur, non aux frontières, mais
sur le territoire même de cette patrie culturelle à
laquelle j'adhérais de toute mon intelligence et de toute
ma sensibilité."
On comprend aussi son amerture et sa révolte de voir l'hymne
national, la "Marseillaise" accaparée par les
contre-manifestants fascistes, par "les autres". "s'approprier
l'hymne national c'est nous refuser, nous, comme Français,
nous écarter, nous dénier cette appartenance, nous
tenir pour des marginaux."(Saison Violente p.168)
La troisième étape, c'est l'étape de la
reconnaissance. C'est le sens de l'idylle avec Véronique
qui constitue la troisième et dernière partie de
Saison Violente et qui s'oppose ainsi aux humiliations subies
chez Mme Quinson, titre de la deuxième partie du roman
qui s'achève par une rupture brutale, quand le jeune adolescent
est surpris à rentrer de nuit après avoir fait
une fugue pour assister à une réunion électorale
tenue par le "communiste" Arcillas."Je ne garde
pas chez moi un voyou" dit Mme Quinson qui le renvoie dès
le lendemain matin.
C'est le début d'une crise : "Je commençais
à concevoir que le vrai malheur était de ne pas
s'accepter soi-même", dont l'amour de Véronique
va l'aider à sortir : "A chaque rencontre avec Véronique,
j'émergeais un peu plus de mes brumes." (p.l30.)
Contre Mme QUINSON, image du racisme colonial, Véronique,
fille d'un haut fonctionnaire métropolitain de la Préfecture,
représente la francité, au sens de Roland BARTHES,
l'essence de la France, la vraie France. Le dominé aimé
par une personne du groupe dominant est enfin reconnu. Comme
le dit Selim Abou dans l'identité culturelle, "le
sens est clair : le succès sur le plan amoureux annule
le mépris et établit la reconnaissance".
Un jour, une fois qu'il est réinstallé chez sa
mère, le jeune adolescent invite chez lui Véronique
qui découvre avec surprise le décor dans lequel
il vit. Il voit pour la première fois sa "pauvreté"
dans le regard d'un autre, en même temps qu'il n'ose pas
lui révéler les secrets de "superstition andalouse"
qu'il garde en lui : ainsi, il lui cache le sens de ces trois
fourmis rouges qu'elle découvre enfermées dans
un tube, "maléfice" qu'il dirigeait contre le
patron qu'il avait vu, la rage au coeur, humilier sa mère.
C'est qu'il veut garder intacte pour Véronique l'image
du jeune Espagnol qui a dépassé le pôle de
la Nature, "On dit que vous autres, les Espagnols, vous
êtes très cruels, c'est vrai ? demande la jeune
fille qui se reprend aussitôt. "Non, toi, je te connais,
tu es bon" (Saison Violente p.150) et qui a acquis entièrement
la culture dominante : c'est lui qui en remontre, en fait de
culture française, à la jeune fille, puisqu'il
lit Balzac, Stendhal etc.. et obtient de très bons résultats
en composition française au collège.
Mais cette relation avec l'ailleurs, avec la francité
symbolisée par Véronique s'achève rapidement.
Celle-ci, gravement malade, doit repartir en France et l'adolescent,
blessé dans une manifestation violemment réprimée,
ne pourra tenir sa promesse de venir sur le port faire ses adieux
à la jeune fille. Il attendra vainement et dans le désespoir
des nouvelles de sa bien-aimée. Et l'échec de la
tentative faite avec son camarade Marco pour récupérer
de l'épave d'un bateau "une sculpture dégradée
de femme", qui éclate et cède par fragments,
est hautement symbolique, puisque à sa dernière
plongée, le narrateur voit la statue se transfigurer en
image de Véronique à jamais engloutie :
"J'eus l'illusion que c'était Véronique qui
me regardait de ses yeux clairs. Illusion déchirante!"
(Saison Violente p.81)
Pour qu'une acculturation soit bien réussie, il faut qu'elle
dépasse le stade de l'assimilation, qui est non pas "le
stage ultime de l'acculturation mais une des formes de son échec",
dit Selim Abou. Et l'identité sera entièrement
reconquise par le ressourcement dans l'hispanité qui se
fait au moment de l'adolescence grâce à un Français,
prêteur de livres, M. Epry, professeur au lycée.
Celui-ci lui parlait beaucoup de l'Espagne, et surtout lui révèle
la signification de son nom Roblès : "C'est un très
beau nom, me disait-il, et cela me comblait d'aise" (Jeunes
Saisons, p.89).
Ainsi, c'est parce que l'Espagne est "reconnue" par
un Français cultivé que l'adolescent est amené
à prendre en compte et en charge son passé espagnol,
à assumer fièrement aussi son hispanité.
"M. Epry "avait passé quelque temps dans un
village de Castille dont le nom était "Los Roblès".
Et de me révéler que ce nom signifiait "Chênes".
Du coup, je m'intéressai passionnément à
mes origines. Je questionnais le Professeur... Il paraît
qu'à l'époque des batailles contre les Maures,
les Rois catholiques avaient emmené derrière leurs
chevaliers les rudes bûcherons de Castille dont les hameaux
portent encore des noms comme Los Robles, Robledal, Robledon,
etc... Après la conquête de Grenade, ces soldats
reçurent en donation des terres prises aux vaincus et
laissèrent la hache pour la charrue. J'étais l'un
des descendants de ces rois de la forêt, établis
en Andalousie pour devenir cultivateurs, bergers ou éleveurs
de taureaux." (Jeunes Saisons p.89) Et, fier de cette découverte,
il dessine des chênes sur la couverture ses cahiers alors
qu'il n'en avait jamais vu.
L'on comprend. aussi sa révolte contre les prétentions
de Mme Quinson qui veut qu'il francise son patronyme, en le prononçant
avec un "e" muet à la dernière syllabe.
"J'enrageais ... De cette expérience date l'accent
grave dont j'affuble mon nom, accent qui n'existe pas en espagnol
et, bien entendu, ne figure pas sur mes pièces officielles"
(Saison Violente p.94)
Et l'on comprend aussi combien cela est outrageant pour lui,
quand on relie cet incident à cette autre remarque qui
montre la valeur qu'il attache au nom étroitement lié
à la personnalité : "Mme Quinson s'obstinait
à appeler "Fatma" sa domestique arabe Yasmina,
ce qui me choquait, certain qu'un nom reste lié à
la personnalité et que le refuser à un individu
revient à nier son authenticité, à mépriser
sa vérité entière."(idem p.88)
Roblès assume entièrement le poids décisif
de son milieu géographique et familial : "Oran, vieille
ville espagnole". "Jeunes saisons s'ouvre ainsi sur
une physiologie des petits métiers, tous tenus par des
Espagnols : le remouleur, le rétameur, le rempailleur
de chaises, le marchand de lait avec ses chèvres, les
marchands de glaces -des Alicantais-, les deux guitaristes aveugles
qui donnaient, avec leurs airs de flamenco, cette "atmosphère
andalouse" à ces rues, etc.
Il évoque aussi, au fil des saisons et des fêtes
religieuses qui scandent la vie de cette communauté,les
pâtisseries espagnoles, symbole de cette appartenance et
de cette fidélité à la tradition. "L'hiver,
des marchands de pâtisserie ambulants nous proposaient,
aux environs de Noël, du nougat d'Espagne "el turron",
des dragées aux amandes et des fruits confits. A l'approche
de Pâques, c'étaient les "mounas". En
toute saison, ils offraient à la gourmandise des passants
et à la voracité des mouches : meringues à
goût de plâtre, "mantecaos" lourds de graisse
et des gâteaux secs parfumés à l'anis et
mouchetés de sucre rose".(Jeunes Saisons p.9)
Dans les Entretiens (p.16), Roblès évoque avec
fierté les moeurs espagnoles de son quartier :
"J'habitais donc un quartier populaire où tout le
monde se connaissait, où régnait la même
sévérité de moeurs que dans une bourgade
ibérique, où les femmes portaient le deuil une
fois pour toutes et s'obstinaient à se vêtir de
noir... Ces braves gens avaient reconstitué là
un coin d'Espagne, avec des maisons bâties sur le vieux
plan des maisons andalouses, une cour centrale et des logements
répartis tout autour, le plus souvent sans étage
et avec une toiture de tuiles rondes. Jamais d'arbres, mais les
femmes ornaient les fenêtres de pots de géraniums,
de fuschias et de basilic."
Cette identité espagnole, il la cherche aussi dans la
quête du père. Nous l'avons vu, après la
mort de sa grand-mère, être hanté par cette
autre absence. Et il nourrit ce fantasme en rêvant sur
le livret militaire de son père : "Roblès
Manuel, né à Oran le 10 mars 1887... tireur de
première classe..."
"Ce détail me faisait plaisir. J'avais là
une sûre raison d'admirer celui qui était, comme
on dit, "l'auteur de mes jours", et je ne manquais
pas de le signaler au Toni comme si le fait que mon père
eût mérité le titre de tireur de première
classe me haussait moi-même au niveau des héros
du Far-West (Jeunes Saisons, p.95)
Et celà conduit Roblès à 17 ans, en 1931,
à faire un voyage en Andalousie, "à la recherche
de ces témoignages dont le puzzle enfin complet devait,
me semblait-il, reconstituer sa personnalité toujours
trop floue, trop lointaine à mon gré."(Entretiens
p.11)
C'est ainsi qu'il part pour Malaga sur la piste d'un oncle de
son père, "le dernier représentant de ma famille
en terre ibérique", un homme aveugle, très
vieux, très seul, et que, par charité, on avait
gardé comme sonneur de cloches à la cathédrale
de Malaga" (idem p.11) C'est une recherche vaine et qu'il
abandonne définitivement. Cela "clôt pour moi
le cycle familial en Espagne" (idem p.12)
Ainsi Roblès évoque dans ces deux récits,
Jeunes Saisons et Saison Violente et dans ses Entretiens avec
J.L. Depierris, ces dures années d'apprentissage dans
l'Oran étroitement hiérarchisée des années
1925-1930. Il revendique fièrement sa double appartenance
de français d'origine espagnole, son sang andalou même.
C'est ainsi que le narrateur de Saison Violente dit son bonheur
d'avoir participé avec sa mère à la noce
de Yasmina:
"Tout l'Orient vivait dans mon sang andalou, et c'est ce
qui provoqua cette joie délicate à la vue des longues
robes de soie, de satin, de gaze, de dentelles, de ces gracieux
pantalons bouffants, de ces boléros de velours, de ces
babouches brodées, de ces bijoux, de ces écharpes,
de ces coiffures coniques copiées jadis par les dames
du Moyen-Age" (Saison Violente p.88)
Et ce jeune orphelin qui à 12 ans s'entendait appeler
"hombre" (homme), qui, selon sa mère, "manifestait
souvent (envers elle) une autorité aussi sourcilleuse
que celle d'un mari" (Jeunes Saisons p.97), prend vite conscience
de ses responsabilités.
"Peu à peu, j'apprenais qu'il me faudrait plus de
courage et de valeur qu'à bien d'autres pour affronter
l'avenir. Cet avenir ne me faisait pas peur. Je souhaitais grandir
très vite, devenir rapidement un homme et livrer, les
yeux ouverts, ces batailles d'homme pour lesquelles, déjà,
je me croyais armé."(Jeunes Saisons, p.98)
Cet avenir ne le conduira pas, comme il l'eût souhaité,
vers l'école d'hydrographie de Marseille, mais vers l'école
Normale de Bouzaréa en 1931, où il est le condisciple
de Mouloud Feraoun, puis la Faculté des Lettres d'Alger
où il prépare une licence d'espagnol en 1938. C'est
une époque déterminante pour lui, puisque c'est
là qu'il rencontre et épouse Paulette Puyade en
avril 1939 et qu'il fréquente les milieux littéraires
algérois autour de la librairie d'Edmond Charlot qui éditait
des aînés comme Jean Grenier et Gabriel Audisio,
et regroupait des militants de la "méditerranéité"
comme A. Camus, Max-Pol Fouchet, René-Jean Clot.
C'est alors que commence sa carrière de journaliste et
d'écrivain engagé à gauche. Il collabore
à Oran-Républicain, le premier quotidien de gauche
de toute l'Algérie, journal du Front Populaire en 1935-36,
à Alger-Républicain en 1938, nouveau journal fondé
par des organisations libérales dont A. Camus assumait
la rédaction en chef, et il écrit en 1938 aussi
son premier roman l'Action, publié par Charlot en 1946
seulement.
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