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RECITS ET LEGENDES DE LA VILLE D'ORAN

A la recherche des archives dérobées au XIXè siècle

Une affaire d'Alfa

 
Juan-Pedro de Talavera quitte son domicile très tôt ce matin de février 2008. Il se déplace à nouveau et peut-être pour la dernière fois afin de regagner un centre de conservation d'archives tenu secret depuis fort longtemps qui renferme une multitude de documents dont la consultation lui est nécessaire pour achever la rédaction de son ouvrage inédit et qui fera grand bruit à sa sortie, dit-il.
 
Par chance, ce centre est dirigé par une archiviste de renom qui voue sa vie à la même cause que celle de Juan Pedro. Ils sont devenus amis depuis plusieurs années. Par sa seule volonté et son sérieux, Maria Paola dite " La Cartomancienne " passe sa vie à classer, répertorier, cataloguer les cartes et les plans afin d'offrir à son lecteur préféré, le meilleur service. Il lui arrive même de préparer à l'avance toute la documentation susceptible de l'intéresser à son hypothétique prochain passage. Notre héros n'a pas cessé de me vanter les mérites de cette dame qui, sans le savoir, est devenue sa meilleure collaboratrice après moi.
 
L'idée de rédiger un tel ouvrage lui vint alors qu'il n'avait que 15 ans. A cette époque, il vivait dans une contrée désertique envahie par des mers d'alfa, cette herbe folle, sauvage, aux vertus inconnues mais dont les effets imaginés laissaient rêver à des espérances infinies, me disait-il. Et c'est justement à propos de cette plante herbacée qu'il se décida à écrire cette grande saga qui l'emmènera de Marhoum à Alméria puis à Cheltenham en Angleterre.
 
Son projet est grandiose lorsque l'on sait que cette plante fut utilisée par toutes les civilisations. Il suffit de s'y attarder pour découvrir que Remus et Romulus naviguaient dans un panier tissé avec de l'alfa qui les transporta en Europe depuis l'Afrique à une époque où le canal de Suez n'existait pas. Comme chacun le sait, l'édification des pyramides fut possible grâce à l'utilisation de cordes tressées avec de l'alfa pour la manutention des pierres taillées sur mesure. Et que dire de l'Arche de Noé amarrée sur le mont Ararat avec des cordages énormes confectionnés, toujours avec de l'alfa, mais à trois torons et une multitude de brins. Nous tenons cette information de la lecture du récit établi, en son temps, par les quatre lamaneurs chaldéens qui oeuvrèrent avec succès dans cette tâche difficile eu égard aux conditions météorologiques du moment.
Ceci peut être vérifié dans l'ancien testament, complété et révisé par Moïse, avant sa première édition publiée sur du papier fin estampillé à " l'Alfatière de Crampel ". Notre ami, je peux dire mon Maître, n'a pas connu cette époque sublime. Il a pourtant assisté à la récolte annuelle de la plante tant convoitée pour voir sa transformation en sandales ainsi qu'en grands paniers que l'on installe sur le dos des bourricots aux longues pattes et à la queue courte semblables à ceux d'Espagne. Bien entendu, il n'ignorait pas que cette matière première servait à la fabrication d'un papier très fin à la blancheur incomparable après un traitement à l'eau limpide des rivières anglaises chargée d'oxygène déminéralisée qui dilue l'amidon. Il n'acceptait pas que cette fabrication industrielle et brevetée se réalise en Angleterre dans la ville où naîtra un jour Bryan Jones, le merveilleux guitariste du groupe musical les Rolling Stones qui termina prématurément ses jours dans l'eau de la piscine de lord Bodéga après avoir kifé un pétard d'alfa oranais.
 
Juan Pedro de Talavera ne savait rien de tout ça lorsqu'en 1950 il se trouvait en vacances chez sa grand-mère maternelle dans la banlieue d'Aïn el Hadjar ou bien chez son grand-père paternel, forgeron à Détrie et veuf depuis un demi-siècle. Il voyait bien la construction du chemin de fer qui progressait tous les ans en direction du Sud. Ce Sud, inconnu et mystérieux qui renfermait ce trésor vert qu'est l'alfa pour ne pas dire l'or vert de cette Algérie.
Pour lui, ce n'était pas les vacances véritablement. A la ferme de sa grand-mère, il devait participer aux travaux quotidiens dont il s'acquittait honorablement. Deux fois par semaine, il allait vendre les œufs sur le marché situé à côté du caravansérail. Les autres matins, il promenait les moutons à travers les collines environnantes. C'est à ces occasions qu'il retrouvait le fils du Caïd avec qui il s'était lié d'amitié l'année précédente. Ce jour là, il passait à proximité du Marabout de " Sidi-Soda " lorsque deux de ses agneaux entrèrent dans l'édifice blanc du " Sidi ". Il put les faire sortir grâce à Nacerdine, le fils du Caïd. Il était de son âge. Depuis ce jour, ils se retrouvent aux alentours de ce Marabout où ils passent quelques heures à discuter pendant que les moutons et les agneaux tenaient leurs assises en évoquant la météo ainsi que leur vœux pour finir leur vie ici bas en méchoui ou bien en merguez assaisonnées à l'harissa ou encore en côtelettes à griller sur le " kanoun ", sur des braises en bois d'olivier.
Eux aussi discutent de leur condition d'enfants scolarisés à l'école publique de la France dont ils ne comprennent pas encore les subtilités de la littérature ni celles de ses grands penseurs. Ils sont bien d'accord pour en conclure que cette école ne leur apportera pas grand'chose comparée à la vie à la campagne au milieu de la nature.
 
Revenons à Juan Pedro. Depuis qu'il est à la retraite, il consacre tout son temps à l'étude de l'alfa. Lorsque je le rencontre, nous passons de longues heures à évoquer l'époque où cette herbe occupait le premier plan dans le développement de l'économie dans le département de l'Oranie. Cet or vert, comme il disait, offrait du travail à une énorme main d'œuvre indigène, européenne renforcée par une espagnole. Son exploitation mobilisait tous les secteurs de l'économie comme les transports hippomobiles, les chemins de fer naissants, les transports maritimes pour l'exportation. A ces grands secteurs, il faut ajouter l'extraction du charbon, la charpente navale, la construction de bâtiments, sans oublier les travaux de forges et de ferronneries ainsi que l'extraction minière et les aciéries. Enfin les manufactures alfatières qui confectionnaient divers objets nécessaires aux industries et aux activités ménagères.
 
Il en parlait durant des heures bien souvent avec des trémolos dans la voix. Il fallait l'entendre évoquer cette célèbre tribu des " Bou-Hamama ", ces guerriers et agriculteurs du Sud qui jouaient aussi bien de l'outil à récolter l'alfa que du couteau ou de la pistole. Puis il abordait le terrible problème que posait l'écartement des rails du chemin de fer sur l'itinéraire allant d'Oran à Marhoum via Bedeau, Crampell, Guernina. Sur cette distance de plusieurs centaines de kilomètres, on relevait trois dimensions différentes d'écartement des rails sans compter celle imposée par l'empattement des charrettes romaines qui ont parcouru ces contrées sur la via romana lorsque " Tibélus ", le petit fils de César, poursuivait un régiment de tirailleurs ariégeois évadés du pénitencier de " Lambessa " qui chassaient la gazelle à une époque où la chasse était fermée.
Afin d'argumenter son récit et pour attirer mon attention, il ajoute que ces informations, il les tient de Savorgnan de Brazza ou bien de René Caillé. Il lui arrive aussi de mélanger ou de confondre ses sources, ce dont il ne se préoccupe pas puisque je suis son seul auditeur et qu'il sait combien je suis ignorant. Il est mon Maître et à ce titre, tout lui est permis.
 
Quelquefois je l'interroge sur des points de détails pour lui permettre de poursuivre sa narration. Il n'est pas avare d'explications. C'est alors qu'il change de continent pour me parler de l'Espagne. Il raconte que l'alfa a existé en Espagne avant de se transplanter dans le Sud oranais. L'alfa se développait dans la province d'Almeria dont la capitale est Nijar à ce qu'il dit. Avec cette plante, on confectionnait des filtres à huile, ainsi qu'une multitude d'objets familiers comme des paniers mais aussi des cordages dont ceux qui armèrent les navires des conquistadors. Durant la longue occupation de la péninsule ibérique par les arabes, l'Espagne andalouse utilisait cette matière première comme monnaie dans les échanges commerciaux internationaux. Le cas de l'Angleterre est révélateur à bien des égards puisque c'est ce pays qui inventera la technique de la fabrication du papier à partir de cette matière première au XIX ème siècle. Et c'est encore ce pays qui mettra à mal l'économie agricole et alfatière de l'Espagne et de l'Algérie en ne respectant pas les règles élémentaires du commerce maritime. C'est ainsi qu'il raconte ce grave accident survenu à la fin du XIXème siècle dans le village de " Cullar Baza " à environ 150 km au nord-est de Grenade sur la route de Lorca. Un mandataire anglais fut assassiné par un Espagnol ruiné qui se fit justice. La tombe de l'Anglais dont je tairai le nom existe toujours dans le village. Aujourd'hui encore, des Anglais font le pèlerinage pour y déposer un bouquet d'alfa offert par le conservateur du jardin des plantes tropicales de New Haven, ce port bien connu de la Manche.
Avec votre permission, sans toutefois sortir du sujet qui nous intéresse, je précise que ce port fut la base navale expérimentale de la marine Royale anglaise pour le lancement des torpilles mer-air-mer lors de la dernière guerre mondiale. Ces essais consistèrent au lancement des torpilles depuis un pétrolier désaffecté vers la France, que notre marine récupérait afin d'utiliser les enveloppes de cuivre pour restaurer les flûtes des orgues des églises et cathédrales endommagées par les bombardements crapuleux de l'aviation ennemie.
 
Je disais donc plus avant, que Juan Pedro avait quitté son domicile ce matin de février pour aller consulter des archives inédites conservées dans un local tenu secret et gardé par Maria Paola, la Cartomancienne, l'archiviste mais aussi passionnée de l'agriculture méditerranéenne. Ce trésor d'archives est arrivé dans ce lieu mystérieux depuis fort longtemps. On suppose que ces sources archivistiques furent détournées de leur véritable destination entre 1847 et 1878. A cette époque, l'Espagne et l'Algérie collaboraient afin d'étudier les pouvoirs cachés de cette plante qu'est l'alfa. Une équipe de chercheurs en agronomie et botanique fut constituée par ces deux pays dans les locaux de l'université de Ceuta, préside espagnol situé sur le littoral nord marocain. Cette région du Rif sera plus tard l'objet de convoitises diverses mais pour l'heure il n'en sera pas question dans l'épopée et la saga de l'alfa que nous traitons ici. Les chercheurs n'ont pas tardé à découvrir toutes les propriétés de l'alfa qu'ils complètent par une liste des bienfaits pour qui s'en approcherait ou le travaillerait.

C'est alors que se produit un événement grave que je m'en vais vous relater avec la plus grande fidélité. Nous sommes en 1877 lorsque les deux pays décident de mettre à l'abri le fruit de ces recherches, accompagné des découvertes. La production des documents à cette occasion est importante au point de s'élever à plusieurs mètres cubes. D'un commun accord, le lieu du stockage sera Oran. Le local réservé se trouve au numéro 6 de la place de la perle du vieux quartier de la Marine, dans un immeuble appartenant aux de Montaner, vieille noblesse de Val de Ebo. Le transport s'effectue, dans le plus grand secret, le 25 mars 1878, à bord d'un trois-mâts barque sorti du chantier naval de Belem, navigant sous pavillon portugais afin de garder l'anonymat sur la chose transportée. Comme chacun le sait, à cette époque, un grand nombre de pays européens et du Moyen Orient convoitent les résultats de ces recherches établies par les deux pays leaders sur cette plante herbacée qui n'existe que sur deux territoires de la planète. A ce propos, on voit s'esquisser des réseaux d'espionnage qui poussent aussi vite que l'alfa sur des mers de sable, balayé par le sirocco et enfin devenir dense comme des cheveux d'anges.

Mais l'événement grave en question se produit en mer dans la nuit du 25 au 26 mars 1878 au large de l'île Rachgoun à l'ouest du port d'Oran. Le navire portugais transportant dans ses cales le fameux trésor des archives de Ceuta filait à 7 nœuds par vent arrière. Vers deux heures du matin, le vent devient tempête comme il en existe en Méditerranée. La nuit est noire et le navire s'éloigne de la côte bâbord amure pour ne pas s'échouer sur les rivages. C'est à ce moment que surgit, venant de nulle part, un brik français mais sous pavillon de la piraterie. Le commandant portugais, Vasco de Bêta, ne peut résister à l'abordage des pirates. La confusion est totale car les protagonistes ne parlent pas la même langue et les pirates se gardent bien de faire les sommations d'usage. Les assaillants s'emparent du butin pour se diriger vers Marseille afin de relâcher dans ce qu'on appelle le vieux port d'avant l'apparition du Ferry-Boat. Le 28 mars, dans la nuit, les archives dérobées sont débarquées et entreposées en un lieu sûr du côté de la petite ville d'Auriol. Il s'agit d'une grotte désaffectée au pied de la colline Sainte Maube, propriété de la famille Seita qui l'utilisait comme séchoir à tabac avant son installation dans les hauts plateaux de Djelfa où l'air pur aux vertus magnifiques assure le séchage naturel au parfum de dattes des lointaines oasis.
 
L'année suivante, la grotte fut aménagée en un immense local d'archives aux allures de celui des archives des Indes à Séville, inauguré par Christophe Colomb un peu avant sa mort. Et, je vous l'avoue, c'est en ce lieu que notre expert es Alfa doit se rendre ce matin de février 2008. Y arrivera-t-il lorsque l'on sait qu'il est hautement surveillé voire recherché par les héritiers de ceux qui oeuvrèrent dans les locaux de l'Université de Ceuta durant le siècle dernier ? L'Espagne, la France et plusieurs pays ennemis s'activent pour rechercher ce trésor depuis sa disparition lors du célèbre abordage du 25 et 26 mars 1878. Cette nuit là, faut-il le rappeler, des Pirates s'emparèrent du butin contenu dans les soutes du navire portugais au large de Beni-Saf, petit port de pêche et port d'expédition du minerai de fer dont regorge ses collines. Minerai de fer qui fut découvert par un marin espagnol rescapé d'un naufrage qui eut lieu il y a fort longtemps. Par chance, ce marin embarqué et enrôlé de force comme pilotin à bord d'une balancelle était un fin géologue et il enseignait déjà à l'université de Garrucha. Pour l'heure, il naviguait au commerce en livrant des gargoulettes à destination d'Oran où il embarquait de l'alfa brut et de la farine de pois chiches pour faire du cabotage en Espagne. Après le naufrage, il nagea jusqu'à la côte pour atterrir aux pieds du cap Siga. Perdu au bas de cette falaise, il décida de creuser une grotte pour s'abriter dans l'attente d'un secours hypothétique. C'est en creusant à l'aide d'une hache improvisée en silex qu'il découvrit que la terre contenait du minerai de fer comme celui que l'on trouve dans la sierra alentour d'Almeria, sa région natale.
 
Juan Pedro donc, quitte son domicile vers 6 heures ce 28 février 2008. Il fait nuit lorsqu'il démarre sa moto après avoir refermé les deux vantaux du portail de sa propriété dont il se jure d'automatiser la fermeture car par temps froid, il ôte ses gants et son casque et cela l'exaspère puisqu'il s'enrhume fatalement, lui qui souffre de bronchite chronique contractée lors de son service militaire à Fort National durant l'hiver 1956. Il fut d'ailleurs le premier soldat du contingent à signer l'appel de l'Abbé Pierre. J'en profite pour signaler qu'il n'a signé qu'un seul appel dans sa vie à l'exception des appels qu'il effectue chaque soir auprès de son chien qui batifole dans le jardin voisin. Il quitte son domicile laissant la maisonnée en plein sommeil. Sa moto est équipée d'un side-car et de deux mallettes fixées de part et d'autre du siège arrière. Elles sont volumineuses, en cuir de Cordoue et sur chaque boucle de fermeture, on peut lire son nom en lettres d'or de Tolède. Elles lui furent offertes par un confrère espagnol pour le remercier d'une conférence qu'il donna à l'institut de Salamanca voici quelques années devant une nombreuse assistance composée principalement d'agriculteurs d'Extremadura. Le thème portait, ce jour là, sur les similitudes entre l'alfa et le sparte. Il m'a autorisé à lire le compte rendu de cette conférence dont le retentissement fut grand dans les milieux scientifiques européens. J'avoue n'avoir rien compris et ceci ne me découragea pas puisque les auditeurs de cette conférence n'avaient toujours pas assimilé la teneur essentielle de son intervention. On dit que les responsables du fiasco furent l'interprète et le traducteur. J'en suis rassuré connaissant l'érudition de mon Maître, cet homme à qui je consacre une grande partie de ma vie avec heur et bonheur.
 
Il est 8 heures lorsque Juan Pedro arrive sur les lieux où se trouvent les célèbres archives tant convoitées au pied de la colline d'Auriol. A cet instant, on ne sait pourquoi, il pense fortement à son ami d'enfance, Nacerdine. A l'aide de sa télécommande, il ouvre la grille métallique. Il entre avec sa moto dans le grand ascenseur pour gagner l'étage où se trouve la grande salle d'archives contenant les 1618 mètres linéaires de documents dérobés voici presque un siècle et demi. Ils sont là à sa disposition rien que pour lui. Enfin, il va pouvoir travailler sur les derniers mètres que recèle ce trésor unique. Il s'est alloué six jours pour solder le contrôle de ses sources afin d'achever le dernier chapitre de son ouvrage qui traitera d'une saga unique sur l'alfa. Bien entendu, il sait qu'il doit consacrer aussi quelques heures à l'établissement des index et de la table des matières. Exceptionnellement, je devrais l'aider dans cette ultime partie car son éditeur le relance depuis quelques mois, évoquant l'urgence de sortir cette encyclopédie la semaine précédant le Salon de l'Agriculture à Paris. Il reste aussi à convenir de la date de la présentation de l'ouvrage à la presse. Dans cette caverne, il doit travailler durant six jours sans quitter les lieux, compte tenu des risques encourus depuis le vol de 1878. Il tient là l'objet de ses dernières recherches. C'est toute sa vie. Il est seul car Maria Paola, la gardienne du temple est en congé de maternité. Elle a dû s'arrêter bien avant le terme de sa grossesse ayant contracté un début de toxoplasmose. En effet, malgré l'interdiction de son médecin, elle a fait une visite à sa belle-sœur qui tient une boutique de toilettage pour chat, franchisée par Kite-cat. Néanmoins, en toute confiance elle a confié à Juan Pedro, les clés ainsi que la télécommande de la fantastique Caverne. Au bout du troisième jour, notre héros s'ennuie dans cette solitude, même s'il travaille d'arrache-pied. Le quatrième jour, la fatigue le gagne, malgré la radio qui l'accompagne en permanence. Il écoute surtout de la musique. Il lui revient alors un merveilleux souvenir du jour où un petit orchestre de Touaregs lui avait interprété une sorte de rapsodie berbère derrière la mosquée de Colomb Béchar alors qu'il revenait d'une expédition dans les mers d'alfa du sud oranais. Il dormait dans le caravansérail avec son premier assistant, la tête en appui sur le ventre de son chameau et les jambes posées sur la selle afin d'accélérer la circulation sanguine dans son corps après une exposition prolongée au soleil et à la suite d'une agression de sable projeté par un terrible sirocco. Malheureusement, mon Maître craque ce quatrième jour. Il n'en peut plus.
 
Cette fatigue fait ressurgir en lui un autre mauvais souvenir. A cette époque, il effectuait son service militaire dans les Aurès. Il commandait une compagnie du premier Régiment d'Infanterie de Marine. Il fut fait prisonnier par des marchands Mozabites alors qu'il voulait leur troquer ses galons contre de l'eau fraîche. On l'enferma dans une pièce noire de l'arrière-boutique d'un souk. Il était bien traité et nourri tous les deux jours avec de l'eau, des dattes, des pois chiches et du lait de chamelle. Il vivait dans une extrême solitude. Il priait, lui, en attendant ses sauveteurs. Sa vie était cadencée par les appels du muezzin du quartier. Il m'a raconté souvent cet événement car c'est à cette époque qu'il dit avoir fait le vœu de rentrer dans les ordres s'il parvenait à sortir vivant de cet emprisonnement abusif. Il se demandait dans quel ordre ? Lui, l'agnostique, avait entendu parler de l'Abbaye de Belloc dans les Pyrénées occidentales, lorsque jeune homme il allait à Espelette acheter des piments avant de poursuivre vers Collioure pour s'approvisionner en anchois conservés dans des bocaux en cristal et vendus à prix d'or. Il n'a jamais pu éclaircir cet état métaphysique, information que je tiens du curé de Batna, un de ses grands amis du petit séminaire d'Oran. Après deux mois d'emprisonnement, il fut libéré accidentellement par une compagnie de soldats maliens qui remontait vers le nord pour s'embarquer à Bizerte afin d'envahir Malte qui abrite des Templiers et des chevaliers de l'Ordre de Malte, auteurs de vols de diamants à Bamako voici fort longtemps. Il s'est enfui avec eux mais une fois à Lavalette, il a négocié son embarquement pour Marseille à bord du monocoque de Titouan Lamazou qui effectuait la dernière étape de son tour de la Méditerranée. Voici comment notre héros rejoint son foyer. Il va sans dire qu'il abandonna son idée saugrenue d'entrer dans un quelconque ordre même si cette idée ne cesse de le hanter. Névrose ou psychose ?
 
Il quitte alors la caverne malgré ses engagements et ne respectant pas les consignes de la Cartomancienne. Il faut reconnaître qu'il demeure le seul chercheur du XXI ème siècle à s'intéresser à ce sujet désuet depuis l'avènement du papier fabriqué à partir du chiffon et du bois. A cela on peut ajouter la fabrication des cordages modernes à base de nylon et de kevlar. Il en est de même pour l'accastillage et les gréements dans la marine. Et puis, vous mêmes, vous vous interrogez. Pourquoi, cet homme hautement qualifié dans le domaine de la microbiologie, professeur en médecine ayant exercé dans le monde entier et plus précisément dans les îles Galápagos et Del Coco, s'attache-t-il à étudier une herbe sauvage en voie de disparition ? Pourquoi, alors qu'il bénéficie de sa retraite et qu'il doit achever les travaux de carrelage dans sa véranda et poser enfin, le système d'automatisation des vantaux du portail posé sur des gongs récupérés sur le gouvernail d'une goélette échouée sur la plage d'Agadir après le terrible séisme voici un demi-siècle ? Moi qui le côtoie depuis fort longtemps pour le servir, je crois comprendre ce qui l'anime toujours. Pour cela il faut remonter à sa petite enfance. A cette époque, il passait l'essentiel de ses vacances dans le sud Oranais chez sa grand mère maternelle ou bien chez son grand père paternel demeurant respectivement à Aïn el Adjar et à Détrie. L'alfa assurait le développement économique de la région mais le partage des revenus accusait de fortes inégalités entre les ouvriers et les commanditaires. Ce sont ces inégalités qui le menèrent à réagir, lui l'adolescent brillant et promis à une belle carrière. Si l'alfa était florissant pour certains potentats, il n'en était pas de même pour les pauvres travailleurs payés une misère et à la journée. Il faut ajouter la promesse faite à son ami d'enfance Nacerdine, le fils du Caïd, celui qui sauva ses deux agneaux perdus dans le Marabout. Oui, lui, le jeune européen hispano- bastiais, s'était promis d'améliorer un jour le salaire des travailleurs pour leur assurer une vie meilleure. Il ajouta que son rêve serait de permettre à chacun d'acquérir un Vélo-Solex à pneus larges pour se déplacer dans les chemins afin de préserver la vie des chameaux, animaux utiles en voie de disparition. Il se disait qu'un jour le carburant de ces engins serait le produit d'une distillation forcée des racines d'alfa dans les hauts fourneaux des aciéries de Sidi Bel Abbés. Ce vœu pieux resta dans l'état et pour cause.
 
Et voilà que tout s'explique dans la plus grande simplicité. Vous mêmes lecteurs, vous prenez fait et cause pour ce héros, mon Maître. Par son abnégation et sa générosité, il va convaincre les jeunes générations de ne plus s'abreuver de Kif et autres herbes hallucinogènes aux effets diaboliques et destructeurs qui mettraient en péril le genre humain. Moi même, avant de le rencontrer, je mâchais de la Coca au point de me prendre pour Simon Bolivar envahissant le Venezuela à la tête d'une armée de blaireaux des bas fonds de Sao Paolo. Dès ma rencontre avec lui je me suis intéressé à cette saga de l'alfa comme il le disait. Je dois avouer qu'il est plus convaincant lorsqu'il raconte cette épopée que lorsqu'il la rédige. Généralement, c'est tard dans la nuit qu'il dactylographie en fumant le narguilé, objet qu'il découvrit en Indochine lors d'un voyage avec une délégation française. Celle-ci étudiait les quotas d'hévéa à importer afin d'alimenter une usine de capsules de bouteilles d'eau minérale destinées aux marins au long cours. Il dit même qu'il a dû abandonner l'absinthe depuis que Rimbaud se prenait pour Pierre Loti. Et que dire de ces soirées, où malmené par le chanvre, il délirait tout en écrivant de droite à gauche et de gauche à droite pour gagner du temps en revenant à la ligne un peu comme les nageurs qui effectuent ce virage acrobatique à l'approche du mur, dans la piscine.
Enfin, notre chercheur revient à la Caverne le cinquième jour. Le sixième jour, comme prévu, il termine son travail. Dès le lendemain, il quitte les lieux avant le lever du jour pour regagner son domicile.
 
En arrivant, comme d'habitude, le portail s'ouvre difficilement et il doit pousser très fort les deux vantaux afin d'entrer avec la moto et le side car. Je me tiens sur le perron de sa maison pour l'accueillir. Lors de toutes ses absences, je suis chargé de garder la maison du Maître et de veiller sur sa maisonnée sans oublier le chien Canasto. Il me salue avec son sourire habituel qui a fait succomber plus d'une dame de grande classe. Je comprends alors que son ultime mission a réussi car je l'aperçois levant le pouce de sa main gauche. Nous déchargeons les deux cartables remplis de notes qu'il doit maintenant répertorier conformément au cadre de classement établi par lui même en utilisant celui des Archives nationales de la section " Colonies et Marine ". J'avais préparé un petit déjeuner que nous partageons aussitôt. Ceci lui donna le temps de me raconter sa dernière expédition à la Caverne Secrète. Ultime expédition comme il lui plut de me le rappeler. Soudain, il m'ordonna d'appeler par téléphone, Nacerdine, le fils du Caïd, son ami d'enfance. J'obéis et je l'appelle immédiatement malgré cette heure matinale qui ne respecte en rien les bonnes convenances héritées d'une éducation exemplaire assurée par sa Grand Mère, ancienne de l'école religieuse des " Sœurs de la Fraternité " fondée en 1849 sous le second Empire à Sebdou. Il prit la communication dans son bureau mais, pour une fois, je m'éloignai légèrement afin d'écouter la conversation. Après les salutations d'usage, il s'adresse à son interlocuteur et je vous livre ce qui suit :
" - Monsieur le Ministre, j'ai enfin trouvé la technique millénaire pour vous fabriquer votre paire de babouches d'apparat avec de l'alfa en provenance de Marhoum. Je sais aussi comment les rendre étanches grâce à l'utilisation des résidus de Coaltar sortis directement de la tour de raffinage numéro cinq des puits de Sidi Messaoud. Il sera fourni gracieusement par la société gazole et compagnie lors du prochain nettoyage d'entretien. La fabrication et le tissage des babouches emblématiques seront assurés par votre principal opposant, Bâchir Ben Bâchir qui, si vous l'ignorez, purge toujours sa peine dans le pénitencier de Sidi El Houari. Et je vous rappelle qu'il est le petit fils du célèbre chausseur de Crampel que l'on surnommait, Kobibi la Babouche des Sables, à l'époque, sa boutique se situait dans l'allée centrale du Souk en face de celle tenue par mon grand père le Forgeron préféré de votre tribu. Monsieur le Ministre, mon cher ami d'enfance, je vous dois bien ce service en souvenir de votre attitude courageuse le jour où, grâce à votre intervention, vous avez sauvé les deux agneaux du troupeau de ma grand mère destinés au festin pour ma première communion. Je vous dois, une reconnaissance éternelle ".
Chers lecteurs, je termine ici ce modeste récit qui traite de l'alfa et de son utilisation multiple dans le sud oranais. J'ignorais que cette plante herbacée fut à l'origine du rapprochement des communautés en tissant des liens d'amitiés pleines de promesses. On le voit dans le cas qui nous préoccupe combien ces deux adolescents vont garder une amitié forte au fil des années.
L'un d'entre eux a sauvé deux agneaux pour venir en aide à son ami. L'autre passera toute sa vie à la recherche d'une technique perfectionnée pour la culture et l'utilisation de l'alfa afin de confectionner des babouches étanches à son ami, emblème de ce pays. Deux enfants issus de cultures différentes nés sur le même territoire et qui deviennent, naturellement, les fondateurs d'une union méditerranéenne que certains envisagent tardivement aujourd'hui. Ce Maghreb a vu passer les caravaniers du Monde sur une partie de la route de la soie et celle des épices. Il fut une autoroute avant l'heure où la transhumance éthique se développait bien avant l'époque des congés payés.
 
Henri Martin. Achevé le 04.04.2008
 

 

 

 

 

 

 

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