-
- Juan-Pedro de Talavera quitte son
domicile très tôt ce matin de février 2008.
Il se déplace à nouveau et peut-être pour
la dernière fois afin de regagner un centre de conservation
d'archives tenu secret depuis fort longtemps qui renferme une
multitude de documents dont la consultation lui est nécessaire
pour achever la rédaction de son ouvrage inédit
et qui fera grand bruit à sa sortie, dit-il.
-
- Par chance, ce centre est dirigé
par une archiviste de renom qui voue sa vie à la même
cause que celle de Juan Pedro. Ils sont devenus amis depuis plusieurs
années. Par sa seule volonté et son sérieux,
Maria Paola dite " La Cartomancienne " passe sa vie à classer, répertorier,
cataloguer les cartes et les plans afin d'offrir à son
lecteur préféré, le meilleur service. Il
lui arrive même de préparer à l'avance toute
la documentation susceptible de l'intéresser à
son hypothétique prochain passage. Notre héros
n'a pas cessé de me vanter les mérites de cette
dame qui, sans le savoir, est devenue sa meilleure collaboratrice
après moi.
-
- L'idée de rédiger
un tel ouvrage lui vint alors qu'il n'avait que 15 ans. A cette
époque, il vivait dans une contrée désertique
envahie par des mers d'alfa, cette herbe folle, sauvage, aux
vertus inconnues mais dont les effets imaginés laissaient
rêver à des espérances infinies, me disait-il.
Et c'est justement à propos de cette plante herbacée
qu'il se décida à écrire cette grande saga
qui l'emmènera de Marhoum à Alméria puis
à Cheltenham en Angleterre.
-
- Son projet est grandiose lorsque
l'on sait que cette plante fut utilisée par toutes les
civilisations. Il suffit de s'y attarder pour découvrir
que Remus et Romulus naviguaient dans un panier tissé
avec de l'alfa qui les transporta en Europe depuis l'Afrique
à une époque où le canal de Suez n'existait
pas. Comme chacun le sait, l'édification des pyramides
fut possible grâce à l'utilisation de cordes tressées
avec de l'alfa pour la manutention des pierres taillées
sur mesure. Et que dire de l'Arche de Noé amarrée
sur le mont Ararat avec des cordages énormes confectionnés,
toujours avec de l'alfa, mais à trois torons et une multitude
de brins. Nous tenons cette information de la lecture du récit
établi, en son temps, par les quatre lamaneurs chaldéens
qui oeuvrèrent avec succès dans cette tâche
difficile eu égard aux conditions météorologiques
du moment.
- Ceci peut être vérifié
dans l'ancien testament, complété et révisé
par Moïse, avant sa première édition publiée
sur du papier fin estampillé à " l'Alfatière
de Crampel ". Notre ami, je peux dire mon Maître,
n'a pas connu cette époque sublime. Il a pourtant assisté
à la récolte annuelle de la plante tant convoitée
pour voir sa transformation en sandales ainsi qu'en grands paniers
que l'on installe sur le dos des bourricots aux longues pattes
et à la queue courte semblables à ceux d'Espagne.
Bien entendu, il n'ignorait pas que cette matière première
servait à la fabrication d'un papier très fin à
la blancheur incomparable après un traitement à
l'eau limpide des rivières anglaises chargée d'oxygène
déminéralisée qui dilue l'amidon. Il n'acceptait
pas que cette fabrication industrielle et brevetée se
réalise en Angleterre dans la ville où naîtra
un jour Bryan Jones, le merveilleux guitariste du groupe musical
les Rolling Stones qui termina prématurément ses
jours dans l'eau de la piscine de lord Bodéga après
avoir kifé un pétard d'alfa oranais.
-
- Juan Pedro de Talavera ne savait
rien de tout ça lorsqu'en 1950 il se trouvait en vacances
chez sa grand-mère maternelle dans la banlieue d'Aïn
el Hadjar ou bien chez son grand-père paternel, forgeron
à Détrie et veuf depuis un demi-siècle.
Il voyait bien la construction du chemin de fer qui progressait
tous les ans en direction du Sud. Ce Sud, inconnu et mystérieux
qui renfermait ce trésor vert qu'est l'alfa pour ne pas
dire l'or vert de cette Algérie.
- Pour lui, ce n'était pas
les vacances véritablement. A la ferme de sa grand-mère,
il devait participer aux travaux quotidiens dont il s'acquittait
honorablement. Deux fois par semaine, il allait vendre les ufs
sur le marché situé à côté
du caravansérail. Les autres matins, il promenait les
moutons à travers les collines environnantes. C'est à
ces occasions qu'il retrouvait le fils du Caïd avec qui
il s'était lié d'amitié l'année précédente.
Ce jour là, il passait à proximité du Marabout
de " Sidi-Soda " lorsque deux de ses agneaux entrèrent
dans l'édifice blanc du " Sidi ". Il put les
faire sortir grâce à Nacerdine, le fils du Caïd.
Il était de son âge. Depuis ce jour, ils se retrouvent
aux alentours de ce Marabout où ils passent quelques heures
à discuter pendant que les moutons et les agneaux tenaient
leurs assises en évoquant la météo ainsi
que leur vux pour finir leur vie ici bas en méchoui
ou bien en merguez assaisonnées à l'harissa ou
encore en côtelettes à griller sur le " kanoun
", sur des braises en bois d'olivier.
- Eux aussi discutent de leur condition
d'enfants scolarisés à l'école publique
de la France dont ils ne comprennent pas encore les subtilités
de la littérature ni celles de ses grands penseurs. Ils
sont bien d'accord pour en conclure que cette école ne
leur apportera pas grand'chose comparée à la vie
à la campagne au milieu de la nature.
-
- Revenons à Juan Pedro. Depuis
qu'il est à la retraite, il consacre tout son temps à
l'étude de l'alfa. Lorsque je le rencontre, nous passons
de longues heures à évoquer l'époque où
cette herbe occupait le premier plan dans le développement
de l'économie dans le département de l'Oranie.
Cet or vert, comme il disait, offrait du travail à une
énorme main d'uvre indigène, européenne
renforcée par une espagnole. Son exploitation mobilisait
tous les secteurs de l'économie comme les transports hippomobiles,
les chemins de fer naissants, les transports maritimes pour l'exportation.
A ces grands secteurs, il faut ajouter l'extraction du charbon,
la charpente navale, la construction de bâtiments, sans
oublier les travaux de forges et de ferronneries ainsi que l'extraction
minière et les aciéries. Enfin les manufactures
alfatières qui confectionnaient divers objets nécessaires
aux industries et aux activités ménagères.
-
- Il en parlait durant des heures
bien souvent avec des trémolos dans la voix. Il fallait
l'entendre évoquer cette célèbre tribu des
" Bou-Hamama ", ces guerriers et agriculteurs du Sud
qui jouaient aussi bien de l'outil à récolter l'alfa
que du couteau ou de la pistole. Puis il abordait le terrible
problème que posait l'écartement des rails du chemin
de fer sur l'itinéraire allant d'Oran à Marhoum
via Bedeau, Crampell, Guernina. Sur cette distance de plusieurs
centaines de kilomètres, on relevait trois dimensions
différentes d'écartement des rails sans compter
celle imposée par l'empattement des charrettes romaines
qui ont parcouru ces contrées sur la via romana lorsque
" Tibélus ", le petit fils de César,
poursuivait un régiment de tirailleurs ariégeois
évadés du pénitencier de " Lambessa
" qui chassaient la gazelle à une époque où
la chasse était fermée.
- Afin d'argumenter son récit
et pour attirer mon attention, il ajoute que ces informations,
il les tient de Savorgnan de Brazza ou bien de René Caillé.
Il lui arrive aussi de mélanger ou de confondre ses sources,
ce dont il ne se préoccupe pas puisque je suis son seul
auditeur et qu'il sait combien je suis ignorant. Il est mon Maître
et à ce titre, tout lui est permis.
-
- Quelquefois je l'interroge sur des
points de détails pour lui permettre de poursuivre sa
narration. Il n'est pas avare d'explications. C'est alors qu'il
change de continent pour me parler de l'Espagne. Il raconte que
l'alfa a existé en Espagne avant de se transplanter dans
le Sud oranais. L'alfa se développait dans la province
d'Almeria dont la capitale est Nijar à ce qu'il dit. Avec
cette plante, on confectionnait des filtres à huile, ainsi
qu'une multitude d'objets familiers comme des paniers mais aussi
des cordages dont ceux qui armèrent les navires des conquistadors.
Durant la longue occupation de la péninsule ibérique
par les arabes, l'Espagne andalouse utilisait cette matière
première comme monnaie dans les échanges commerciaux
internationaux. Le cas de l'Angleterre est révélateur
à bien des égards puisque c'est ce pays qui inventera
la technique de la fabrication du papier à partir de cette
matière première au XIX ème siècle.
Et c'est encore ce pays qui mettra à mal l'économie
agricole et alfatière de l'Espagne et de l'Algérie
en ne respectant pas les règles élémentaires
du commerce maritime. C'est ainsi qu'il raconte ce grave accident
survenu à la fin du XIXème siècle dans le
village de " Cullar Baza " à environ 150 km
au nord-est de Grenade sur la route de Lorca. Un mandataire anglais
fut assassiné par un Espagnol ruiné qui se fit
justice. La tombe de l'Anglais dont je tairai le nom existe toujours
dans le village. Aujourd'hui encore, des Anglais font le pèlerinage
pour y déposer un bouquet d'alfa offert par le conservateur
du jardin des plantes tropicales de New Haven, ce port bien connu
de la Manche.
- Avec votre permission, sans toutefois
sortir du sujet qui nous intéresse, je précise
que ce port fut la base navale expérimentale de la marine
Royale anglaise pour le lancement des torpilles mer-air-mer lors
de la dernière guerre mondiale. Ces essais consistèrent
au lancement des torpilles depuis un pétrolier désaffecté
vers la France, que notre marine récupérait afin
d'utiliser les enveloppes de cuivre pour restaurer les flûtes
des orgues des églises et cathédrales endommagées
par les bombardements crapuleux de l'aviation ennemie.
-
- Je disais donc plus avant, que Juan
Pedro avait quitté son domicile ce matin de février
pour aller consulter des archives inédites conservées
dans un local tenu secret et gardé par Maria Paola, la
Cartomancienne, l'archiviste mais aussi passionnée de
l'agriculture méditerranéenne. Ce trésor
d'archives est arrivé dans ce lieu mystérieux depuis
fort longtemps. On suppose que ces sources archivistiques furent
détournées de leur véritable destination
entre 1847 et 1878. A cette époque, l'Espagne et l'Algérie
collaboraient afin d'étudier les pouvoirs cachés
de cette plante qu'est l'alfa. Une équipe de chercheurs
en agronomie et botanique fut constituée par ces deux
pays dans les locaux de l'université de Ceuta, préside
espagnol situé sur le littoral nord marocain. Cette région
du Rif sera plus tard l'objet de convoitises diverses mais pour
l'heure il n'en sera pas question dans l'épopée
et la saga de l'alfa que nous traitons ici. Les chercheurs n'ont
pas tardé à découvrir toutes les propriétés
de l'alfa qu'ils complètent par une liste des bienfaits
pour qui s'en approcherait ou le travaillerait.
C'est alors que se produit un événement grave que
je m'en vais vous relater avec la plus grande fidélité.
Nous sommes en 1877 lorsque les deux pays décident de
mettre à l'abri le fruit de ces recherches, accompagné
des découvertes. La production des documents à
cette occasion est importante au point de s'élever à
plusieurs mètres cubes. D'un commun accord, le lieu du
stockage sera Oran. Le local réservé se trouve
au numéro 6 de la place de la perle du vieux quartier
de la Marine, dans un immeuble appartenant aux de Montaner, vieille
noblesse de Val de Ebo. Le transport s'effectue, dans le plus
grand secret, le 25 mars 1878, à bord d'un trois-mâts
barque sorti du chantier naval de Belem, navigant sous pavillon
portugais afin de garder l'anonymat sur la chose transportée.
Comme chacun le sait, à cette époque, un grand
nombre de pays européens et du Moyen Orient convoitent
les résultats de ces recherches établies par les
deux pays leaders sur cette plante herbacée qui n'existe
que sur deux territoires de la planète. A ce propos, on
voit s'esquisser des réseaux d'espionnage qui poussent
aussi vite que l'alfa sur des mers de sable, balayé par
le sirocco et enfin devenir dense comme des cheveux d'anges.
Mais l'événement grave en question se produit en
mer dans la nuit du 25 au 26 mars 1878 au large de l'île
Rachgoun à l'ouest du port d'Oran. Le navire portugais
transportant dans ses cales le fameux trésor des archives
de Ceuta filait à 7 nuds par vent arrière.
Vers deux heures du matin, le vent devient tempête comme
il en existe en Méditerranée. La nuit est noire
et le navire s'éloigne de la côte bâbord amure
pour ne pas s'échouer sur les rivages. C'est à
ce moment que surgit, venant de nulle part, un brik français
mais sous pavillon de la piraterie. Le commandant portugais,
Vasco de Bêta, ne peut résister à l'abordage
des pirates. La confusion est totale car les protagonistes ne
parlent pas la même langue et les pirates se gardent bien
de faire les sommations d'usage. Les assaillants s'emparent du
butin pour se diriger vers Marseille afin de relâcher dans
ce qu'on appelle le vieux port d'avant l'apparition du Ferry-Boat.
Le 28 mars, dans la nuit, les archives dérobées
sont débarquées et entreposées en un lieu
sûr du côté de la petite ville d'Auriol. Il
s'agit d'une grotte désaffectée au pied de la colline
Sainte Maube, propriété de la famille Seita qui
l'utilisait comme séchoir à tabac avant son installation
dans les hauts plateaux de Djelfa où l'air pur aux vertus
magnifiques assure le séchage naturel au parfum de dattes
des lointaines oasis.
-
- L'année suivante, la grotte
fut aménagée en un immense local d'archives aux
allures de celui des archives des Indes à Séville,
inauguré par Christophe Colomb un peu avant sa mort. Et,
je vous l'avoue, c'est en ce lieu que notre expert es Alfa doit
se rendre ce matin de février 2008. Y arrivera-t-il lorsque
l'on sait qu'il est hautement surveillé voire recherché
par les héritiers de ceux qui oeuvrèrent dans les
locaux de l'Université de Ceuta durant le siècle
dernier ? L'Espagne, la France et plusieurs pays ennemis s'activent
pour rechercher ce trésor depuis sa disparition lors du
célèbre abordage du 25 et 26 mars 1878. Cette nuit
là, faut-il le rappeler, des Pirates s'emparèrent
du butin contenu dans les soutes du navire portugais au large
de Beni-Saf, petit port de pêche et port d'expédition
du minerai de fer dont regorge ses collines. Minerai de fer
qui fut découvert par un marin espagnol rescapé
d'un naufrage qui eut lieu il y a fort longtemps. Par chance,
ce marin embarqué et enrôlé de force comme
pilotin à bord d'une balancelle était un fin géologue
et il enseignait déjà à l'université
de Garrucha. Pour l'heure, il naviguait au commerce en livrant
des gargoulettes à destination d'Oran où il embarquait
de l'alfa brut et de la farine de pois chiches pour faire du
cabotage en Espagne. Après le naufrage, il nagea jusqu'à
la côte pour atterrir aux pieds du cap Siga. Perdu au
bas de cette falaise, il décida de creuser une grotte
pour s'abriter dans l'attente d'un secours hypothétique.
C'est en creusant à l'aide d'une hache improvisée
en silex qu'il découvrit que la terre contenait du minerai
de fer comme celui que l'on trouve dans la sierra alentour d'Almeria,
sa région natale.
-
- Juan Pedro donc, quitte son domicile
vers 6 heures ce 28 février 2008. Il fait nuit lorsqu'il
démarre sa moto après avoir refermé les
deux vantaux du portail de sa propriété dont il
se jure d'automatiser la fermeture car par temps froid, il ôte
ses gants et son casque et cela l'exaspère puisqu'il s'enrhume
fatalement, lui qui souffre de bronchite chronique contractée
lors de son service militaire à Fort National durant l'hiver
1956. Il fut d'ailleurs le premier soldat du contingent à
signer l'appel de l'Abbé Pierre. J'en profite pour signaler
qu'il n'a signé qu'un seul appel dans sa vie à
l'exception des appels qu'il effectue chaque soir auprès
de son chien qui batifole dans le jardin voisin. Il quitte son
domicile laissant la maisonnée en plein sommeil. Sa moto
est équipée d'un side-car et de deux mallettes
fixées de part et d'autre du siège arrière.
Elles sont volumineuses, en cuir de Cordoue et sur chaque boucle
de fermeture, on peut lire son nom en lettres d'or de Tolède.
Elles lui furent offertes par un confrère espagnol pour
le remercier d'une conférence qu'il donna à l'institut
de Salamanca voici quelques années devant une nombreuse
assistance composée principalement d'agriculteurs d'Extremadura.
Le thème portait, ce jour là, sur les similitudes
entre l'alfa et le sparte. Il m'a autorisé à lire
le compte rendu de cette conférence dont le retentissement
fut grand dans les milieux scientifiques européens. J'avoue
n'avoir rien compris et ceci ne me découragea pas puisque
les auditeurs de cette conférence n'avaient toujours pas
assimilé la teneur essentielle de son intervention. On
dit que les responsables du fiasco furent l'interprète
et le traducteur. J'en suis rassuré connaissant l'érudition
de mon Maître, cet homme à qui je consacre une grande
partie de ma vie avec heur et bonheur.
-
- Il est 8 heures lorsque Juan Pedro
arrive sur les lieux où se trouvent les célèbres
archives tant convoitées au pied de la colline d'Auriol.
A cet instant, on ne sait pourquoi, il pense fortement à
son ami d'enfance, Nacerdine. A l'aide de sa télécommande,
il ouvre la grille métallique. Il entre avec sa moto dans
le grand ascenseur pour gagner l'étage où se trouve
la grande salle d'archives contenant les 1618 mètres linéaires
de documents dérobés voici presque un siècle
et demi. Ils sont là à sa disposition rien que
pour lui. Enfin, il va pouvoir travailler sur les derniers mètres
que recèle ce trésor unique. Il s'est alloué
six jours pour solder le contrôle de ses sources afin d'achever
le dernier chapitre de son ouvrage qui traitera d'une saga unique
sur l'alfa. Bien entendu, il sait qu'il doit consacrer aussi
quelques heures à l'établissement des index et
de la table des matières. Exceptionnellement, je devrais
l'aider dans cette ultime partie car son éditeur le relance
depuis quelques mois, évoquant l'urgence de sortir cette
encyclopédie la semaine précédant le Salon
de l'Agriculture à Paris. Il reste aussi à convenir
de la date de la présentation de l'ouvrage à la
presse. Dans cette caverne, il doit travailler durant six jours
sans quitter les lieux, compte tenu des risques encourus depuis
le vol de 1878. Il tient là l'objet de ses dernières
recherches. C'est toute sa vie. Il est seul car Maria Paola,
la gardienne du temple est en congé de maternité.
Elle a dû s'arrêter bien avant le terme de sa grossesse
ayant contracté un début de toxoplasmose. En effet,
malgré l'interdiction de son médecin, elle a fait
une visite à sa belle-sur qui tient une boutique
de toilettage pour chat, franchisée par Kite-cat. Néanmoins,
en toute confiance elle a confié à Juan Pedro,
les clés ainsi que la télécommande de la
fantastique Caverne. Au bout du troisième jour, notre
héros s'ennuie dans cette solitude, même s'il travaille
d'arrache-pied. Le quatrième jour, la fatigue le gagne,
malgré la radio qui l'accompagne en permanence. Il écoute
surtout de la musique. Il lui revient alors un merveilleux souvenir
du jour où un petit orchestre de Touaregs lui avait interprété
une sorte de rapsodie berbère derrière la mosquée
de Colomb Béchar alors qu'il revenait d'une expédition
dans les mers d'alfa du sud oranais. Il dormait dans le caravansérail
avec son premier assistant, la tête en appui sur le ventre
de son chameau et les jambes posées sur la selle afin
d'accélérer la circulation sanguine dans son corps
après une exposition prolongée au soleil et à
la suite d'une agression de sable projeté par un terrible
sirocco. Malheureusement, mon Maître craque ce quatrième
jour. Il n'en peut plus.
-
- Cette fatigue fait ressurgir en
lui un autre mauvais souvenir. A cette époque, il effectuait
son service militaire dans les Aurès. Il commandait une
compagnie du premier Régiment d'Infanterie de Marine.
Il fut fait prisonnier par des marchands Mozabites alors qu'il
voulait leur troquer ses galons contre de l'eau fraîche.
On l'enferma dans une pièce noire de l'arrière-boutique
d'un souk. Il était bien traité et nourri tous
les deux jours avec de l'eau, des dattes, des pois chiches et
du lait de chamelle. Il vivait dans une extrême solitude.
Il priait, lui, en attendant ses sauveteurs. Sa vie était
cadencée par les appels du muezzin du quartier. Il m'a
raconté souvent cet événement car c'est
à cette époque qu'il dit avoir fait le vu
de rentrer dans les ordres s'il parvenait à sortir vivant
de cet emprisonnement abusif. Il se demandait dans quel ordre
? Lui, l'agnostique, avait entendu parler de l'Abbaye de Belloc
dans les Pyrénées occidentales, lorsque jeune homme
il allait à Espelette acheter des piments avant de poursuivre
vers Collioure pour s'approvisionner en anchois conservés
dans des bocaux en cristal et vendus à prix d'or. Il n'a
jamais pu éclaircir cet état métaphysique,
information que je tiens du curé de Batna, un de ses grands
amis du petit séminaire d'Oran. Après deux mois
d'emprisonnement, il fut libéré accidentellement
par une compagnie de soldats maliens qui remontait vers le nord
pour s'embarquer à Bizerte afin d'envahir Malte qui abrite
des Templiers et des chevaliers de l'Ordre de Malte, auteurs
de vols de diamants à Bamako voici fort longtemps. Il
s'est enfui avec eux mais une fois à Lavalette, il a négocié
son embarquement pour Marseille à bord du monocoque de
Titouan Lamazou qui effectuait la dernière étape
de son tour de la Méditerranée. Voici comment notre
héros rejoint son foyer. Il va sans dire qu'il abandonna
son idée saugrenue d'entrer dans un quelconque ordre même
si cette idée ne cesse de le hanter. Névrose ou
psychose ?
-
- Il quitte alors la caverne malgré
ses engagements et ne respectant pas les consignes de la Cartomancienne.
Il faut reconnaître qu'il demeure le seul chercheur du
XXI ème siècle à s'intéresser à
ce sujet désuet depuis l'avènement du papier fabriqué
à partir du chiffon et du bois. A cela on peut ajouter
la fabrication des cordages modernes à base de nylon et
de kevlar. Il en est de même pour l'accastillage et les
gréements dans la marine. Et puis, vous mêmes, vous
vous interrogez. Pourquoi, cet homme hautement qualifié
dans le domaine de la microbiologie, professeur en médecine
ayant exercé dans le monde entier et plus précisément
dans les îles Galápagos et Del Coco, s'attache-t-il
à étudier une herbe sauvage en voie de disparition
? Pourquoi, alors qu'il bénéficie de sa retraite
et qu'il doit achever les travaux de carrelage dans sa véranda
et poser enfin, le système d'automatisation des vantaux
du portail posé sur des gongs récupérés
sur le gouvernail d'une goélette échouée
sur la plage d'Agadir après le terrible séisme
voici un demi-siècle ? Moi qui le côtoie depuis
fort longtemps pour le servir, je crois comprendre ce qui l'anime
toujours. Pour cela il faut remonter à sa petite enfance.
A cette époque, il passait l'essentiel de ses vacances
dans le sud Oranais chez sa grand mère maternelle ou bien
chez son grand père paternel demeurant respectivement
à Aïn el Adjar et à Détrie. L'alfa
assurait le développement économique de la région
mais le partage des revenus accusait de fortes inégalités
entre les ouvriers et les commanditaires. Ce sont ces inégalités
qui le menèrent à réagir, lui l'adolescent
brillant et promis à une belle carrière. Si l'alfa
était florissant pour certains potentats, il n'en était
pas de même pour les pauvres travailleurs payés
une misère et à la journée. Il faut ajouter
la promesse faite à son ami d'enfance Nacerdine, le fils
du Caïd, celui qui sauva ses deux agneaux perdus dans le
Marabout. Oui, lui, le jeune européen hispano- bastiais,
s'était promis d'améliorer un jour le salaire des
travailleurs pour leur assurer une vie meilleure. Il ajouta que
son rêve serait de permettre à chacun d'acquérir
un Vélo-Solex à pneus larges pour se déplacer
dans les chemins afin de préserver la vie des chameaux,
animaux utiles en voie de disparition. Il se disait qu'un jour
le carburant de ces engins serait le produit d'une distillation
forcée des racines d'alfa dans les hauts fourneaux des
aciéries de Sidi Bel Abbés. Ce vu pieux resta
dans l'état et pour cause.
-
- Et voilà que tout s'explique
dans la plus grande simplicité. Vous mêmes lecteurs,
vous prenez fait et cause pour ce héros, mon Maître.
Par son abnégation et sa générosité,
il va convaincre les jeunes générations de ne
plus s'abreuver de Kif et autres herbes hallucinogènes
aux effets diaboliques et destructeurs qui mettraient en péril
le genre humain. Moi même, avant de le rencontrer, je mâchais
de la Coca au point de me prendre pour Simon Bolivar envahissant
le Venezuela à la tête d'une armée de blaireaux
des bas fonds de Sao Paolo. Dès ma rencontre avec lui
je me suis intéressé à cette saga de l'alfa
comme il le disait. Je dois avouer qu'il est plus convaincant
lorsqu'il raconte cette épopée que lorsqu'il la
rédige. Généralement, c'est tard dans la
nuit qu'il dactylographie en fumant le narguilé, objet
qu'il découvrit en Indochine lors d'un voyage avec une
délégation française. Celle-ci étudiait
les quotas d'hévéa à importer afin d'alimenter
une usine de capsules de bouteilles d'eau minérale destinées
aux marins au long cours. Il dit même qu'il a dû
abandonner l'absinthe depuis que Rimbaud se prenait pour Pierre
Loti. Et que dire de ces soirées, où malmené
par le chanvre, il délirait tout en écrivant de
droite à gauche et de gauche à droite pour gagner
du temps en revenant à la ligne un peu comme les nageurs
qui effectuent ce virage acrobatique à l'approche du mur,
dans la piscine.
Enfin, notre chercheur revient à la Caverne le cinquième
jour. Le sixième jour, comme prévu, il termine
son travail. Dès le lendemain, il quitte les lieux avant
le lever du jour pour regagner son domicile.
-
- En arrivant, comme d'habitude, le
portail s'ouvre difficilement et il doit pousser très
fort les deux vantaux afin d'entrer avec la moto et le side car.
Je me tiens sur le perron de sa maison pour l'accueillir. Lors
de toutes ses absences, je suis chargé de garder la maison
du Maître et de veiller sur sa maisonnée sans oublier
le chien Canasto. Il me salue avec son sourire habituel qui a
fait succomber plus d'une dame de grande classe. Je comprends
alors que son ultime mission a réussi car je l'aperçois
levant le pouce de sa main gauche. Nous déchargeons les
deux cartables remplis de notes qu'il doit maintenant répertorier
conformément au cadre de classement établi par
lui même en utilisant celui des Archives nationales de
la section " Colonies et Marine ". J'avais préparé
un petit déjeuner que nous partageons aussitôt.
Ceci lui donna le temps de me raconter sa dernière expédition
à la Caverne Secrète. Ultime expédition
comme il lui plut de me le rappeler. Soudain, il m'ordonna d'appeler
par téléphone, Nacerdine, le fils du Caïd,
son ami d'enfance. J'obéis et je l'appelle immédiatement
malgré cette heure matinale qui ne respecte en rien les
bonnes convenances héritées d'une éducation
exemplaire assurée par sa Grand Mère, ancienne
de l'école religieuse des " Surs de la Fraternité
" fondée en 1849 sous le second Empire à Sebdou.
Il prit la communication dans son bureau mais, pour une fois,
je m'éloignai légèrement afin d'écouter
la conversation. Après les salutations d'usage, il s'adresse
à son interlocuteur et je vous livre ce qui suit :
" - Monsieur le Ministre, j'ai enfin trouvé la technique
millénaire pour vous fabriquer votre paire de babouches
d'apparat avec de l'alfa en provenance de Marhoum. Je sais aussi
comment les rendre étanches grâce à l'utilisation
des résidus de Coaltar sortis directement de la tour de
raffinage numéro cinq des puits de Sidi Messaoud. Il sera
fourni gracieusement par la société gazole et compagnie
lors du prochain nettoyage d'entretien. La fabrication et le
tissage des babouches emblématiques seront assurés
par votre principal opposant, Bâchir Ben Bâchir qui,
si vous l'ignorez, purge toujours sa peine dans le pénitencier
de Sidi El Houari. Et je vous rappelle qu'il est le petit fils
du célèbre chausseur de Crampel que l'on surnommait,
Kobibi la Babouche des Sables, à l'époque, sa boutique
se situait dans l'allée centrale du Souk en face de celle
tenue par mon grand père le Forgeron préféré
de votre tribu. Monsieur le Ministre, mon cher ami d'enfance,
je vous dois bien ce service en souvenir de votre attitude courageuse
le jour où, grâce à votre intervention, vous
avez sauvé les deux agneaux du troupeau de ma grand mère
destinés au festin pour ma première communion.
Je vous dois, une reconnaissance éternelle ".
- Chers lecteurs, je termine ici ce
modeste récit qui traite de l'alfa et de son utilisation
multiple dans le sud oranais. J'ignorais que cette plante herbacée
fut à l'origine du rapprochement des communautés
en tissant des liens d'amitiés pleines de promesses. On
le voit dans le cas qui nous préoccupe combien ces deux
adolescents vont garder une amitié forte au fil des années.
L'un d'entre eux a sauvé deux agneaux pour venir en aide
à son ami. L'autre passera toute sa vie à la recherche
d'une technique perfectionnée pour la culture et l'utilisation
de l'alfa afin de confectionner des babouches étanches
à son ami, emblème de ce pays. Deux enfants issus
de cultures différentes nés sur le même territoire
et qui deviennent, naturellement, les fondateurs d'une union
méditerranéenne que certains envisagent tardivement
aujourd'hui. Ce Maghreb a vu passer les caravaniers du Monde
sur une partie de la route de la soie et celle des épices.
Il fut une autoroute avant l'heure où la transhumance
éthique se développait bien avant l'époque
des congés payés.
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- Henri Martin. Achevé le 04.04.2008
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