Finalement, je me suis résolu
à mettre une annonce dans les journaux. Il faut me comprendre.
Je n'en pouvais plus d'attendre. Presque quarante-cinq ans vécus
à fourrer mon nez partout sans aucun résultat.
J'ai eu beau remuer ciel et terre, interroger des tas de gens,
surfer sur le Net, squatter les bibliothèques, dépouiller
des tonnes d'archives et de bouquins, visiter les musées,
le Louvre, le Prado, la National Gallery, j'ai même assisté
à des ventes aux enchères chez Sotheby's et Drouot
au milieu de collectionneurs guettant la belle occase.
Las, je n'ai rien trouvé, rien en tout cas qui aurait
pu apporter une réponse à une affaire qui ne cesse
d'agiter mon esprit depuis mon départ forcé de
cette terre d'Algérie : " Recherche désespérément
Soleil d'Oran ".
Monsieur Pastor
C'est au lycée Ardaillon, un établissement de la
périphérie oranaise, où je suivais ma scolarité
au début des années 60, que j'ai découvert
le vol et que le désir de confondre ses auteurs s'est
éveillé dans ma tête juvénile. Mes
condisciples rêvaient d'autres choses, d'exploits et de
sensations fortes ; ils s'imaginaient pilotant un avion de chasse,
partant à la recherche de l'Atlantide ou marchant sur
les traces de Marco Polo et de David Crockett ; moi, mon rêve,
c'était uniquement de retrouver mon soleil.
J'avais en classe de quatrième, comme professeur d'espagnol,
un homme dont la grande culture allait de pair avec une immense
bonté et une profonde humanité. Proche de la cinquantaine,
s'aidant de béquilles en raison d'une infirmité,
Monsieur Pastor (ainsi s'appelait-il), jouissait de la considération
générale. Il avait toujours quelques mots pour
détendre l'atmosphère lorsqu'il sentait ses élèves
se stresser chaque trimestre à mesure que se rapprochait
la date de la fameuse composition écrite, " el susto
" (la peur) comme il le disait si bien. Sous son aile rassurante,
je figurais parmi les meilleurs " hispanisants " du
lycée, ce qui pour un Oranais dont les aïeux étaient
Andalous constituait la moindre des choses.
Quand vint la distribution des prix, je reçus en récompense
de mon travail un ouvrage sur les trésors disparus de
l'ancien empire colonial espagnol. Monsieur Pastor m'indiqua
qu'il avait veillé personnellement au choix de cet ouvrage,
m'assurant que celui-ci comblerait ma soif de connaissances.
Les trésors d'Oran
A dire vrai, le bouquin qui faisait deux cents pages avec de
nombreux croquis aiguisa ma curiosité. L'un de ses chapitres
évoquait les richesses d'Oran au temps du préside
espagnol entre les XVIe et XVIIIe siècles. La force du
sentiment religieux était si intense que la ville regorgeait,
dans ses églises et monastères, de statues, de
tableaux, d'objets et d'ornements incrustés d'or et d'argent.
Combien tout cela valait-il ? Peut-être plus de dix millions
de nos euros actuels. Malgré la modicité de ses
revenus, le clergé présidait avec apparat aux cérémonies
du culte. Le vicaire étrenna, à la huitième
semaine après la Fête-Dieu en 1754, un costume sacerdotal
de toile dorée, fruit d'une donation de l'archevêque
de Tolède qui avait déboursé 573.882 maravedís
pour sa fabrication dans un atelier de Valence (à titre
comparatif la conquête d'Oran qui mobilisa 15.000 soldats
en 1509 coûta 30 millions et demi de maravedís à
son instigateur, le cardinal Jimenez de Cisneros).
Tant de fortune suscita évidemment des convoitises parmi
les milliers de " presidarios " (bagnards) et "
desterrados " (exilés) qui séjournèrent
à Oran dont la fonction pénitentiaire s'accommodait
d'une mentalité festive et libertine. On s'entretuait
et dérobait à volonté dans ses murs, nonobstant
la présence d'une garnison de 4.200 hommes qui pensait
davantage à faire des razzias chez les tribus arabes qu'à
maintenir l'ordre dans la cité. Les voleurs se manifestèrent
notamment le 20 octobre 1740 : ils s'emparèrent des joyaux
(principalement des " pierres de France " blanches
et vertes) qui garnissaient, dans la chapelle principale, la
statue de " Nuestra Señora de la Peña de Francia
" (Notre Dame du Rocher de France) devenue Madone protectrice
des Oranais après l'échec du siège turc
de 1688.
Le tremblement de terre qui dévasta la ville dans la nuit
du 8 au 9 octobre 1790 raviva les tentations. La loi martiale
fut proclamée pour lutter contre les pillards qui volaient
même jusqu'à la charpente des églises. Les
sauveteurs parvinrent à sortir des décombres l'essentiel
des richesses du diocèse. On brûla toutefois ce
qu'on ne put sauver afin d'éviter toute éventuelle
profanation dans le futur : deux statues (sur les 25 localisées)
et de nombreux retables disparurent de la sorte.
Passés les premiers moments d'effroi, les frères
dominicains regagnèrent l'Espagne dès le 23 octobre,
emmenant avec eux les biens de leur monastère, au grand
dam de la Confrérie du Rosaire qui jugeant prématuré
ce départ aurait voulu les conserver sur place. Peu avant
le transfert de souveraineté à la régence
turque, les autres richesses liturgiques furent embarquées
le 21 janvier 1792 sur le bateau marchand " La Redentora
" à destination de Carthagène, hormis la perle
des chefs d'uvre, un ostensoir d'une valeur inestimable,
dont le transport vers la péninsule eut lieu, sous haute
surveillance, à bord du navire de guerre " El Conquistador
" le 8 février suivant.
Un ostensoir orné de 333 pierres
précieuses
Parce que sa forme rappelait l'astre incandescent, cet ostensoir
en argent doré était connu sous le nom du "
Soleil d'Oran ". Il pesait 1.580 grammes, sans compter son
socle de 1.460 grammes. Sa taille dépassait la normale.
Avec la croix pectorale qui le surmontait, il mesurait 56 centimètres.
L'objet sacré ressemblait à un arbre soutenu par
des têtes de séraphins, fondues avant d'être
taillées au burin. Sur les côtés, il y avait
de petites sculptures, finement façonnées, de la
Vierge Marie et de saint Jean. On y discernait aussi quatre angelots
volants réalisés avec encore plus de soin.
Une nuée de pierres précieuses ornait l'ostensoir
: 333 au total dont 55 diamants, 79 rubis, 50 émeraudes,
31 saphirs, 44 grenats, 15 améthystes, 9 topazes et 4
jacinthes. Le regard saisissait avec ravissement la variété
des couleurs : vert, bleu-vert, bleu ciel, carmin, blanc, jaune
Il est très probable que cette uvre d'art fût
fabriquée à partir d'un crucifix qu'on délesta
de sa croix et dont on appliqua à la base quelques sarments
en bronze avec feuilles et rameaux.
" Le Soleil d'Oran " trônait depuis le 23 juillet
1782 dans l'unique nef de l'église Notre Dame de la Victoire
en remplacement d'une custode de 2.780 grammes, de moindre attrait,
qui avait été affectée cinq mois auparavant
à la chapelle Saint-Michel de Mers-el-Kébir tenue
par le chapelain Diego Moralès. Le roi Charles III l'avait
offert aux Oranais, suite à une sollicitation de leur
vicaire Angel Celedonio Prieto faite le 7 juin.
L'ostensoir appartenait initialement à la Compagnie de
Jésus. La couronne royale se l'était appropriée
en application d'une Pragmatique sanction du 2 avril 1767 inspirée
par le comte Pedro d'Aranda, président du Conseil de Castille,
qui ordonnait l'expulsion de l'Ordre et la confiscation de ses
biens. C'est toutefois grâce à la piété
des Tolédans que les Jésuites avaient pu accumuler
en deux siècles et demi de ministère autant de
pierreries somptueuses, lesquelles furent incrustées au
fil de leur acquisition.
Un mois sous les décombres
L'extrême violence du séisme générée
par la structure défectueuse du djebel Murdjadjo (la première
secousse de magnitude supposée 7,5 dura au moins cinq
minutes) provoqua la destruction de l'église Notre Dame
de la Victoire qui s'effondra comme un château de cartes
sur les maisons aux alentours, causant la mort de plusieurs personnes.
Il fallut plus d'un mois pour déterrer " le Soleil
d'Oran ". Le vicaire Antonio de Trevilla se trouvait chaque
jour sur les lieux. Il suivait et surveillait la progression
des fouilles. Bien qu'ayant charge d'âmes, il se préoccupait
surtout de l'ampleur des pertes matérielles qu'il attribuait
souvent au pillage. Très vite, il extrayait quatre lampes
de valeur et des parchemins. Le 19 novembre 1790, il put enfin
annoncer à son supérieur avec une pointe de soulagement
qu'il était parvenu à récupérer les
ostensoirs les plus précieux.
Tandis que se profilait l'abandon d'Oran dans le cadre des négociations
hispano-turques entamées à Alger, le préside
refusait de désespérer. Trevilla, ragaillardi par
les 10.000 réaux qu'il avait économisés
sur l'argent des secours envoyés depuis Tolède,
songeait à la reconstruction de sa grande église,
avec sa façade d'une sobriété classique,
son sanctuaire et ses douze petites chapelles, où seraient
réinstallés ses merveilleux trésors. Déjà
il commandait des poutres de bois à Carthagène
et voyait " le Soleil d'Oran " briller à nouveau
de mille éclats dans la nef. Mais voilà que l'archevêché
fit savoir le 25 août 1791 qu'elle s'opposait à
la remise en état. Cette décision préjugea
du retrait espagnol qui fut officiellement décrété
le 16 décembre 1791 et rendu effectif le 29 février
1792.
L'exil de Tolède
Arrivées sur le sol espagnol, les richesses du diocèse
oranais furent éparpillées à travers une
myriade d'églises réputées les plus pauvres
de la péninsule. Le 23 janvier 1792, le comte Campo de
Alange, conseiller du roi Charles IV, avait informé l'archevêque
de Tolède, Francisco Antonio de Lorenzana, que selon la
volonté royale celui-ci avait toute latitude pour effectuer
la répartition. Cependant, de son côté, le
comte de Floridablanca, chef du gouvernement espagnol, manifesta
le désir que parmi les bénéficiaires figurât
au moins le prieuré de Saint-Jean de Dieu à Carthagène.
L'archevêque accéda à sa demande, mais comme
l'église du quartier de la " Concepción "
sise également à Carthagène sollicitait
la même faveur, il n'y eut pas de jaloux : on donna à
chaque quémandeur un ostensoir sans relief, l'archevêque
ayant réservé le plus beau, " le Soleil d'Oran
", à sa cité épiscopale, plus précisément
à la petite paroisse de " Santa Leocadia " qui
était dédiée au souvenir d'une martyre du
IIIe siècle promue patronne des Tolédans. Le curé
de cette paroisse, José Lopez, le réceptionna le
22 mai 1792.
Sous la présence française, le retour de la chrétienté
en terre oranaise marqua une rupture avec l'époque du
préside. Non seulement le diocèse d'Oran ne retourna
pas dans le giron spirituel de Tolède, mais aucune des
églises nouvellement construites ne rappelât l'architecture
ou le décorum des anciennes, exception faite de l'ermitage
du " Santo Cristo de la Paciencia " dont l'abside encore
debout en 1831 servit d'appui à l'édification d'une
cathédrale dénommée Saint-Louis. Même
si les fidèles se recrutaient au sein d'une population
majoritairement issue de l'immigration andalouse et levantine,
les ornements et objets sacrés qui meublèrent les
lieux de culte provenaient de donations effectuées par
des notables français ou de subventions publiques. L'héritage
resta à Tolède où l'église de "
Santa Leocadia " garda longtemps son trophée malgré
les nombreux soubresauts politiques qui scandèrent l'histoire
de cette cité pendant un siècle et demi.
Victime de la guerre civile
Mais voilà qu'un jour d'été de 1936, une
énième guerre civile embrasa la péninsule.
Les persécutions religieuses, suscitées par les
" bandes rouges ", s'emballèrent. A Tolède,
où la garnison nationaliste du général Moscardo
s'était retranchée dans la citadelle de l'Alcazar,
les partisans de la République s'en prirent violemment
aux églises toutes richement dotées, la plupart
décorées avec des toiles du Greco. D'après
l'opinion commune, ils saccagèrent " Santa Leocadia
", faisant main basse sur " le Soleil d'Oran "
qui avec toutes ses pierres précieuses pouvait équiper
plusieurs divisions d'assaut. Mais les nationalistes, qui avaient
eux aussi besoin d'argent pour financer leur pronunciamiento,
auraient très bien pu fomenter le coup.
Qui donc a subtilisé le trésor des Oranais ? Où
se trouve-t-il à présent ? A-t-il été
démembré ou vendu à des marchands d'art
peu scrupuleux qui l'auraient ensuite cédé à
un riche collectionneur ?
Le mystère demeure. De nos jours, rien qu'en France, 35.000
chefs d'uvre sont volés chaque année des
églises et des châteaux et nombre d'entre eux disparaissent
de façon irrémédiable.
Alors ! vous qui me lisez, si vous visitez un magasin d'antiquités,
une brocante, une galerie d'art ou une exposition et que vous
apercevez un bel ostensoir serti de pierres précieuses,
demandez-vous si vous n'êtes pas en présence d'un
morceau de la mémoire oranaise.
Alfred Salinas
Universitaire et ex-journaliste à l'Agence France Presse,
auteur de
" Oran la Joyeuse " (L'Harmattan, 2004) |