QUAND LE PROFESSEUR
PAQUITO FAIT DE LA PHILOLOGIE... OU L'ETUDE DU VERBE "METTRE"
DANS LE VOCABULAIRE PIED-NOIR
Le verbe "mettre"
a connu dans la lexicologie pied-noire, une évolution
sémantique particulière et son emploi a rapidement
pris dans la langue de là-bas, une importance considérable.
Abondamment utilisé dans le truculent langage de chaque
jour, ce verbe avait une signification suffisamment explicite
pour que l'on ne soit pas tenté d'avoir le mauvais goût
de vouloir éclairer le lecteur innocent sur une certaine
valeur érotico-péjorative. Chacun, en Piednoirie,
connaissait cette valeur. Et c'est tellement vrai qu'il n'arrivait
que très rarement - et encore fallait-il être vraiment
distrait - que l'on demandât, au milieu d'un groupe, lorsqu'un
objet quelconque devenait embarrassant : "Où je le
mets ? ..." Il ne manquait jamais quelque malin pour vous
répondre - le plus gentiment du monde, d'ailleurs - avec
la sollicitude de celui qui apporte une solution à votre
problème : "Tu te
le mets là
où je pense..!". Il n'y avait dans cette réponse,
ni méchanceté, ni agressivité vis-à-vis
de l'autre. C'était tout simplement un réflexe
conditionné, à l'état pur, provoqué
par l'audition du fameux verbe "mettre".
Lorsque celui qui avait posé la question était
un personnage à manipuler avec précaution, un supérieur
hiérarchique, par exemple - d'ailleurs, il ne disait pas
: "Où je le mets ?...", mais : "Où
dois-je donc le mettre ?..." - personne ne répondait
; il s'instaurait un silence épais, métaphysique,
où chacun, prenant un air dégagé dans l'attente
qu'un audacieux se décide, évitait de croiser le
regard du voisin, car il aurait pu y lire très clairement
la réponse à la question posée.
- Jeune officier instructeur au 2ème
Zouaves, au Quartier Magenta d'Eckmühl-Oran, alors que je
venais de démonter un fusil mitrailleur, modèle
24-29, et que je procédais à son remontage au milieu
d'un cercle attentif de jeunes recrues, tenant à la main
un long boudin métallique, je déclarais sans faire
attention : "Ceci est un ressort récupérateur
; où dois-je le mettre ?..."
Un silence embarrassé suivit la question. Les jeunes Bretons,
Lorrains et gars du Nord qui m'entouraient, supputaient les différentes
possibilités d'emplacement de la pièce en question.
Mais comme la réponse tardait à venir, je levai
les yeux et... je vis alors, sur le visage épanoui d'Armand
V..., le boulanger de Bab-el-Oued, le seul Pied-Noir de ma section,
un sourire béat qui en disait long...
- Je compris aussitôt qu'il
"savait" ou je devais "me" mettre le ressort
récupérateur.
Autour de nous, dans leur candeur infinie, les "petits Français"
n'avaient rien vu, rien entendu, rien compris...
- Parti donc du registre érotique
le plus trivial, le verbe "mettre" a conquis en quelque
sorte des lettres de noblesse en prouvant son utilité
en des domaines aussi relevés que peuvent l'être
la Sociologie, la Politique, la Morale ou l'Histoire, domaines
nécessitant la détermination d'une hiérarchie
de valeurs.
- En Sociologie, par exemple... les
spécialistes de toutes écoles, examinant les structures
d'une société, procèdent à des classements
variés de peuples, de races, d'ethnies, de religions,
de communautés, de conditions sociales, de groupes, de
sous-groupes, et j'en passe...
- Le Pied-Noir ne s'est jamais éparpillé
en de telles considérations. Il a toujours classé
les gens, en deux grandes catégories : "Ceux à
qui on la met" et "Ceux à qui on la met pas".
- Les sociologues ne trouveront sans
doute pas dans ces raccourcis, l'explication rationnelle de la
lutte des classes, des conflits de génération,
des différences entre partis de droite et partis de gauche,
ou de l'évolution des mouvements d'opinion, à l'intérieur
d'un pays. Mais le colossal effort de simplification, apportée
par la pensée pied-noire de la première moitié
du XXème siècle, dans une discipline aussi complexe,
ne saurait échapper à personne. En politique, le
verbe "mettre" a toujours présidé aux
multiples débats, empoignades et face à face, quand
ce n'était pas corps à corps, qu'engendrait la
moindre campagne électorale. Le programme d'un parti,
la personnalité des hommes qui pouvaient l'animer, la
plate-forme des revendications qu'il fallait soutenir, ont toujours
été là-bas des éléments de
second plan. Fallait-il, en effet, pour se déterminer
dans un choix politique, savoir si l'on allait changer dans la
stabilité ou se stabiliser dans le changement, s'aventurer
dans la stagnation ou stagner dans l'aventure, continuer dans
le progrès ou progresser dans la continuité ?...
Les critères du Pied-Noir étaient plus simples
et se ramenaient à ces constatations de bon sens
1 ° "Tous ceux qui sont dans la politique, ils te la
mettent."
2° "Il faut choisir çuila qui te la met le moins."
3° "Encore content, s'il laisse pas que les autres,
ils te la mettent aussi."
A partir de là s'est manifestée, au sein de la
société pied-noire, l'élaboration de toute
une hiérarchie de valeurs professionnelles, religieuses,
sociales, énoncées en quelques principes clairs,
ne souffrant la moindre contestation et que seuls, "les
événements d'Algérie" sont venus bouleverser,
après plus d'un siècle de tranquillité qui,
sans atteindre la "pax romana", n'en était pas
moins l'expression sereine de la bonne conscience d'un peuple
"L'ouvrier qui travaille pas, pas besoin de syndicat pour
ça, il la met au patron, tous les jours ; mais le patron
c'est toujours le plus fort parce qu'il lui met à l'ouvrier
à la fin du mois." "
"De toutes les façons - concluait-on avec une philosophie
à l'opposé de toutes ces manifestations qui fleurissent
de nos jours, aussi bruyantes que stériles - d'accord
ou pas d'accord, le gouvernement, il la met à tout le
monde."
Selon certains chercheurs, cette philosophie prendrait ses sources
dans l'Antiquité greco-latine. Ainsi, Roland Bacri, dont
le sérieux des travaux n'est pas à mettre en doute,
attribue à l'historien Suétone, dans son dictionnaire
pataouète de langue pied-noir, le Roro, la phrase suivante
: "A César, personne y lui met !".
Enfin, ce verbe "mettre"
appartient à l'Histoire. Il fut "mis" (sans
redondance inutile) à l'honneur dans l'un des faits d'armes
du corps franc des Français libres juifs de la division
Leclerc. Ces soldats, qui avaient quitté clandestinement
l'Algérie et avaient débarqué parmi les
premiers en Normandie, toujours volontaires pour les coups durs,
servaient d'éclaireurs à la fameuse division blindée.
Le fait m'a été rapporté par mon ami Roger
Gabbay - que l'Eternel lui donne une place de choix au paradis.
Un soir, leur commando de cinq hommes, sous les ordres d'un sergent
bônois, arriva aux abords d'un petit village d'Alsace.
Leur mission : savoir si l'ennemi l'avait évacué
ou si, au contraire, il en avait fait un point d'appui. Tandis
qu'ils progressaient, un volet s'entrouvrit avec précaution
presque au-dessus d'eux et, alors qu'ils s'apprêtaient
déjà à tirer, une vieille femme apparut
qui leur fit signe de se glisser dans sa maison. Là, elle
leur dit que les Allemands s'étaient retranchés
dans la partie haute du bourg. Comme ils avaient reçu
l'ordre de rester sur place en observation, ils acceptèrent
l'offre de la vieille Alsacienne de s'installer dans le grenier
de sa maison d'où l'on découvrait tout mouvement
dans le village.
- " Ah ! mes enfants ! Que je
suis heureuse de voir des petits Français ! Tenez ! ...
Tenez ! ..." disait leur hôtesse, et ouvrant un placard,
elle en sortit toutes les provisions qu'elle avait jalousement
cachée aux Allemands...
- Après un plantureux repas
qui changeait bien nos héros de leurs rations militaires,
la vieille dame voulut encore les installer pour la nuit. Elle
leur distribua toutes les couvertures disponibles et, pour qu'ils
puissent s'éclairer, elle ouvrit une boite de bougies
qu'elle avait précieusement conservée pendant toute
la durée de la guerre. Après avoir tendu à
chacun des cinq sa bougie, il lui en restait une dans la main.
" Il m'en reste une, dit-elle, où voulez-vous que
je la mette ?..."
Alors, le sergent bônois, ne laissant à personne
l'initiative de la réponse, s'écria précipitamment
:
" Entontion vous autres ! Cette femme, elle a été
formidable, avec nous !... Si y'en a un qui lui dit où
il faut qu'elle la mette, je lui donne sa mère !.
- Et voilà comment le verbe
mettre s'est introduit - pour ne pas écrire s'est mis
- dans l'un des innombrables faits d'armes de ces courageux,
dans l'épopée de ces hommes, venus des colonies
pour défendre le pays et libérer la mère
patrie... Le lendemain, le village était pris... Aux Allemands,
on leur avait mis !...
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- Professeur PAQUITO - Université
de la Calère
- Echo de l'Oranie 281 - juillet
août 2002
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