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LANGAGE (avec ou sans accent)

 

 
Sur une phrase pied-noire
André Lanly
L'accent
d'après Miguel Zamacoïs
Pataouète et Provençal
Jean Monneret
 Pataouète et Italien
Jean Monneret
Le verbe "Mettre" dans le vocabulaire pied-noir
Pr Paquito
Les imparfaits du subjonctif (poème)
anonyme
Les coquilles
Le Loustic oranais

L'Accent

De l'accent, de l'accent mais après tout, en ai-je ?
Pourquoi cette faveur ? Pourquoi ce privilège ?
Et si je vous disais, à vous tous, gens du Nord
Que c'est vous qui, pour nous, semblez l'avoir plus fort,
Que nous disons, de vous, du Rhin à la Gironde
" Ces gens-là n'ont pas le parler de tout le monde ! "
Et que, tout dépendant de la façon de voir
Ne pas avoir d'accent... pour nous, c'est en avoir !

Eh bien non, je blasphème et je suis las de feindre,
Ceux qui n'ont pas d'accent, je ne puis que les plaindre.
Emporter de chez soi son accent familier
C'est emporter un peu de terre à ses souliers !
Emporter son accent d'Auvergne ou de Bretagne
C'est emporter un peu sa lande ou sa montagne !
Lorsque loin du pays, le cœur gros on s'enfuit
L'accent ? Mais, c'est un peu le pays qui vous suit
C'est un peu, cet accent, invisible bagage
Le parler de chez soi, qu'on emporte en voyage
C'est pour les malheureux, à l'exil, obligés
Le patois qui déteint sur les mots étrangers.
Avoir l 'accent, enfin, c'est chaque fois qu'on cause
Parler de son pays... en parlant d'autre chose !

Non ! Je ne rougirai pas de mon fidèle accent !
Je veux qu'il soit sonore et clair, retentissant
Et m'en aller tout droit, l'humeur toujours pareille,
En portant mon accent, fièrement, sur l'oreille !

d'après Miguel Zamacoïs

 

 
 Pataouète et Provençal
Jean Monneret
 

Le pataouète, ce parler si spécifique des Français d'Algérie est généralement décrit comme un mélange de catalan, d'espagnol, d'italien et d'arabe. S'il est banal d'évoquer à son sujet l'influence hispanique, très importante en Oranie, et l'influence italienne, considérable dans l'Est algérien, on oublie souvent sa composante provençale. Or, celle-ci est loin d'être négligeable. En effet, les métropolitains venus s'installer en Algérie après 1830, étaient rarement originaires des régions situées au nord de la Loire. Exception faite des Alsaciens en 1871, la plupart d'entre eux étaient des méridionaux. Une proportion notable était composée d'agriculteurs, parlant entre eux et au sein de leur famille des dialectes occitans.

On trouvera ainsi des "méridionalismes" très caractéristiques dans le pataouète en usage à Alger au début du siècle, à l'époque de Cagayous. Ce dernier emploie par exemple, esclaffer au sens d'éclater et ganivet pour désigner un couteau. Il utilise le mot sorte pour dire une blague et capeô pour dire chapeau, termes parfaitement répertoriés dans le dictionnaire de Robert Rourret.
Précisons toutefois que nombre de vocables utilisés en Provence sont également courants aux Iles Baléares. Dès lors, comment déterminer ce qui a pu être apport linguistique français ou apport linguistique catalan/valencien ? Distinction difficile et parfois impossible car au cours des âges, les îles Baléares ont connu des incursions provençales. De ce fait. le catalan insulaire a subi des influences qui le distinguent, par ses variantes dialectiques. de la langue parlée sur le continent.

Sont-ce les "Mahonnais" ou les Provençaux qui ont introduit en Algérie des termes et des locutions aussi typiquement pataouètes que : babaô, broumitche, caisse de mort, coca, gamate, gantcho, etc. ?

On peut toutefois affirmer que certaines expressions courantes en Algérie jusqu'en 1962 étaient indiscutablement provençales. Certaines sont même nettement marseillaises. Bordille. cette injure équivalant à saligaud se disait à Oran. On connaissait à Alger des locutions comme : aller chez Dache, changer l'eau des olives, aller se faire une soupe de fèves. Prenons les expressions faire la chaîne au sens d'être dans une file d'attente, ou dégraisser un vêtement pour nettoyer un habit. Beaucoup d'entre nous les jugeraient typiquement pieds noires, mais elles sont en usage à Marseille depuis des décennies. Même une insulte notoirement philippevilloise ou bônoise (et immortalisée dans La Parodie du Cid par E. Brua) comme va fangoule n'est pas rare dans le Midi, comme le terme tafanar au sens de postérieur.
Il est vrai que ces expressions ont été introduites en Provence il y a longtemps par des immigrés italiens, très exactement comme elles le furent dans le Constantinois.
Qui parlait de notre Mère Méditerranée ?

1. Robert Rourret, dictionnaire Français-Occitan. Institut d'Etudes Occitanes, 1981.
2. Robert Bouvier, Le parler marseillais. Ed. Jeanne Laffitte. 1992

(Avec l'aimable autorisation de l'auteur)
Déjà paru dans la Revue Algérianiste 70 - juin 1995
 
 
 Pataouète et Italien
Jean Monneret
 
 
Le pataouète a été influencé par l'italien, dans l'Est algérien, plus particulièrement là où les immigrés venus de la péninsule et de Sicile étaient nombreux. Par conséquent, la façon de parler à Bône ou à Philippeville était très différente de celle qui était courante en Oranie où les hispanismes étaient fréquents.
 
On ne saurait cependant limiter l'influence italienne exclusivement à l'Est algérien. Elle s'exerçait aussi à Alger, par exemple, dans le si pittoresque quartier de la Marine qui garda longtemps des tournures et des locutions propres, directement issues du vocabulaire des pêcheurs napolitains. On en trouve des traces multiples dans le " Cagayous " de Musette, particulièrement pour ce qui concerne le vocabulaire de la mer. Rappelons d'ailleurs, et dans un autre registre, que jusqu'en 1962, des termes comme aquabatz, badjoc, boumarolle, falso, falampo, gatz (1) restèrent d'un usage courant dans la capitale. Celle-ci a fonctionné un peu comme le creuset des divers apports linguistiques. Le pataouète algérois, par sa position centrale et à l'inverse de celui de ses deux voisins, est donc caractérisé par la diversité plus grande de ses sources : castillane, catalane, provençale et italienne.
Notons également à cinquante kilomètres d'Alger, le cas particulier de Chiffalo. Ce petit village côtier, était peuplé de familles originaires de Sicile.
Ce lieu était une sorte de petit conservatoire linguistique où le dialecte sicilien fut longtemps préservé. Dans les années cinquante, le phénomène était encore sensible et les Chiffalotains avaient gardé, dans leur parler, maints vocables d'origine. Ces particularités furent remarquablement illustrées dans un livre de Liano Prioli, intitulé " Antoine de Chiffalo ".(2)
Quand on évoque l'apport italien au parler pied-noir, il faut en effet souligner qu'il est exercé quasi exclusivement par l'intermédiaire des dialectes napolitain et sicilien, des dialectes méridionaux par conséquent. Le premier a fortement marqué Philippeville où de nombreuses familles étaient originaires de Naples et de sa région...
 
Bien entendu, Edmond Brua en a donné une remarquable illustration, connue de tous, dans " La Parodie du Cid " où les morteguidamourte, les dichpérate, guitche, matsagoune, taffarel, (3) révèlent bien leur origine.
 
Le dialecte sicilien a été important à Bône et en Tunisie. On s'en aperçoit dans les ouvrages de Fernand Bus comme " Moi et Augu " ou " Elles sont bien Bône ", (4) avec leurs babbalouke, caplate, gatarelle, sparle, chkoll ou chkoumounicate. (5) Il est d'ailleurs significatif que ces deux derniers ne soient que la prononciation insulaire de scoglio (rocher) et scomunicato (excommunié), affecté d'un chuintement caractéristique. Soulignons, en passant, que des oeuvres comme celle de Robert Napoleone, " Châteaux en Soleil " et le texte de Jean Benoît (alias Tchatcharolle) "La Saint Couffin ", comportent de très riches aperçus sur la spécificité du parler de nos compatriotes du Constantinois.(6)
Remarquons aussi que certains vocables italiens ont circulé jusqu'en Oranie. Des termes comme corpou, cougoutse, milza et même, semble-t-il corricolo (7) s'y employaient. Un écrivain aussi excellemment oranais que notre cher Gilbert Espinal utilise dans une de ses nouvelles rester axe au sens de rester interdit qui vient naturellement de l'italien rimanere in asso, très fréquent chez Brua.
(Avec l'aimable autorisation de l'auteur)
 
(1) Bouillabaisse, simplet, pomme d'amour, hypocrite, menteur, phallus.
(2) Ed. La Typo Litho et Jules Carbonnel. Alger, 1941
(3) Que la mort t'étouffe ! désespéré, bigle, crevette géante, boucan.
(4) Ed. Africa Nostra, 1979 et 1992.
(5) Idiot, nul, chatte de mer, sargue (poisson), pierre, misérable.
(6) Respectivement Ed. Africa Nostra, 1981 et SNP, Meaux, 1989
(7) Partie centrale du filet de pêche, courge, rate farcie, petite diligence.
 
déjà paru dans l'Algérianiste n° 74 juin 1996
 
 
 
 

 Les imparfaits du subjonctif
 
Oui, dès l'instant que je vous vis
Beauté féroce, vous me plûtes
De l'amour qu'en vos yeux je pris
Sur le champ, vous vous aperçûtes
Mais de quel air froid vous reçûtes
Tous les soins que je vous rendis !
Combien de soupirs je perdis
De quelle cruauté vous fûtes
Et quel profond dédain vous eûtes
Pour les vœux que je vous offris !
En vain je priai, je gémis
Dans votre dureté vous sûtes
Mépriser tout ce que je fis
Même un jour je vous écrivis
Un billet tendre que vous lûtes
Et je ne sais comment vous pûtes
De sang froid voir ce que j'y mis
Ah ! Fallait-il que je vous visse
Fallait-il que vous me plussiez !
Fallait-il que je vous aimasse
Que vous me désespérassiez
Que trop tôt je m'enthousiasmasse
Et que vous me repoussassiez
Et qu'en vain je m'opiniâtrasse
Et que je vous idolâtrasse
Pour que vous m'assassinassiez !
non signé
Le Charivari algérien, nouvelle série
n° 10 du 16 décembre 1906
 
 

 Les coquilles
 

 

S'agit-il d'un homme de bien
Tu en fais un homme de rien
Fait-il quelque action insigne
Ta malice le rend indigne
Et par toi sa capacité
Devient de la rapacité
Ce qui soit dit par parenthèse
Dénature un peu trop la thèse.

En un énorme chandelier
Tu transformes un chancelier
Valeur est pour voleur
Le pot en sot se change
L'âme en âne
La robe en rose, l'anse en ange

Un cirque a de nombreux gradins
Et tu le peuples de gredins
Parle-t-on de pouvoir unique
Tu m'en fais un pouvoir inique
Dont toutes les prescriptions
Deviennent des proscriptions

Certain oncle hésitait à faire
Un sien neveu son légataire
Mais enfin il est décidé
Décidé devient décédé.
A ce prompt trésor pour sa gloire
Le jeune homme hésite de croire
Et même il est fier d'hésiter
Mais tu le fais fier d'hériter

A ce quiproquo qui l'outrage
C'est vainement que son visage
S'empreint d'une vive douleur
Je lis par toi vive couleur
Puis son émotion visible
Devient émotion risible
Et s'il allait s'évanouir
Tu le ferais s'épanouir

Qu'un bas bleu partant à la noce
Mette ses souliers de satin
Par une noirceur bien atroce
Tu dis des souliers de catin

Que sur un vaisseau quelque prince
Visite nos ports de province
Tu changes en grand animal
Le plus glorieux amiral

Te voilà coquille effrontée
Dont chaque gaffe est réputée
Pour n'avoir ni raison, ni sens
Mais de m'arrêter il est temps
Pour compléter la litanie
(Car ce serait chose infinie)
Chaque lecteur ajoutera
D'innombrables et coetera.

Le loustic oranais n° 10, octobre 1906

 
 
 

L'ETUDE DU VERBE METTRE DANS LE VOCABULAIRE PIED-NOIR
 
 

 

QUAND LE PROFESSEUR PAQUITO FAIT DE LA PHILOLOGIE... OU L'ETUDE DU VERBE "METTRE" DANS LE VOCABULAIRE PIED-NOIR

Le verbe "mettre" a connu dans la lexicologie pied-noire, une évolution sémantique particulière et son emploi a rapidement pris dans la langue de là-bas, une importance considérable.
Abondamment utilisé dans le truculent langage de chaque jour, ce verbe avait une signification suffisamment explicite pour que l'on ne soit pas tenté d'avoir le mauvais goût de vouloir éclairer le lecteur innocent sur une certaine valeur érotico-péjorative. Chacun, en Piednoirie, connaissait cette valeur. Et c'est tellement vrai qu'il n'arrivait que très rarement - et encore fallait-il être vraiment distrait - que l'on demandât, au milieu d'un groupe, lorsqu'un objet quelconque devenait embarrassant : "Où je le mets ? ..." Il ne manquait jamais quelque malin pour vous répondre - le plus gentiment du monde, d'ailleurs - avec la sollicitude de celui qui apporte une solution à votre problème : "
Tu te le mets là où je pense..!". Il n'y avait dans cette réponse, ni méchanceté, ni agressivité vis-à-vis de l'autre. C'était tout simplement un réflexe conditionné, à l'état pur, provoqué par l'audition du fameux verbe "mettre".
Lorsque celui qui avait posé la question était un personnage à manipuler avec précaution, un supérieur hiérarchique, par exemple - d'ailleurs, il ne disait pas : "Où je le mets ?...", mais : "Où dois-je donc le mettre ?..." - personne ne répondait ; il s'instaurait un silence épais, métaphysique, où chacun, prenant un air dégagé dans l'attente qu'un audacieux se décide, évitait de croiser le regard du voisin, car il aurait pu y lire très clairement la réponse à la question posée.

Jeune officier instructeur au 2ème Zouaves, au Quartier Magenta d'Eckmühl-Oran, alors que je venais de démonter un fusil mitrailleur, modèle 24-29, et que je procédais à son remontage au milieu d'un cercle attentif de jeunes recrues, tenant à la main un long boudin métallique, je déclarais sans faire attention : "Ceci est un ressort récupérateur ; où dois-je le mettre ?..."
Un silence embarrassé suivit la question. Les jeunes Bretons, Lorrains et gars du Nord qui m'entouraient, supputaient les différentes possibilités d'emplacement de la pièce en question. Mais comme la réponse tardait à venir, je levai les yeux et... je vis alors, sur le visage épanoui d'Armand V..., le boulanger de Bab-el-Oued, le seul Pied-Noir de ma section, un sourire béat qui en disait long...
Je compris aussitôt qu'il "savait" ou je devais "me" mettre le ressort récupérateur.
Autour de nous, dans leur candeur infinie, les "petits Français" n'avaient rien vu, rien entendu, rien compris...
Parti donc du registre érotique le plus trivial, le verbe "mettre" a conquis en quelque sorte des lettres de noblesse en prouvant son utilité en des domaines aussi relevés que peuvent l'être la Sociologie, la Politique, la Morale ou l'Histoire, domaines nécessitant la détermination d'une hiérarchie de valeurs.
En Sociologie, par exemple... les spécialistes de toutes écoles, examinant les structures d'une société, procèdent à des classements variés de peuples, de races, d'ethnies, de religions, de communautés, de conditions sociales, de groupes, de sous-groupes, et j'en passe...
Le Pied-Noir ne s'est jamais éparpillé en de telles considérations. Il a toujours classé les gens, en deux grandes catégories : "Ceux à qui on la met" et "Ceux à qui on la met pas".
Les sociologues ne trouveront sans doute pas dans ces raccourcis, l'explication rationnelle de la lutte des classes, des conflits de génération, des différences entre partis de droite et partis de gauche, ou de l'évolution des mouvements d'opinion, à l'intérieur d'un pays. Mais le colossal effort de simplification, apportée par la pensée pied-noire de la première moitié du XXème siècle, dans une discipline aussi complexe, ne saurait échapper à personne. En politique, le verbe "mettre" a toujours présidé aux multiples débats, empoignades et face à face, quand ce n'était pas corps à corps, qu'engendrait la moindre campagne électorale. Le programme d'un parti, la personnalité des hommes qui pouvaient l'animer, la plate-forme des revendications qu'il fallait soutenir, ont toujours été là-bas des éléments de second plan. Fallait-il, en effet, pour se déterminer dans un choix politique, savoir si l'on allait changer dans la stabilité ou se stabiliser dans le changement, s'aventurer dans la stagnation ou stagner dans l'aventure, continuer dans le progrès ou progresser dans la continuité ?... Les critères du Pied-Noir étaient plus simples et se ramenaient à ces constatations de bon sens
1 ° "Tous ceux qui sont dans la politique, ils te la mettent."
2° "Il faut choisir çuila qui te la met le moins."
3° "Encore content, s'il laisse pas que les autres, ils te la mettent aussi."
A partir de là s'est manifestée, au sein de la société pied-noire, l'élaboration de toute une hiérarchie de valeurs professionnelles, religieuses, sociales, énoncées en quelques principes clairs, ne souffrant la moindre contestation et que seuls, "les événements d'Algérie" sont venus bouleverser, après plus d'un siècle de tranquillité qui, sans atteindre la "pax romana", n'en était pas moins l'expression sereine de la bonne conscience d'un peuple "L'ouvrier qui travaille pas, pas besoin de syndicat pour ça, il la met au patron, tous les jours ; mais le patron c'est toujours le plus fort parce qu'il lui met à l'ouvrier à la fin du mois." "
"De toutes les façons - concluait-on avec une philosophie à l'opposé de toutes ces manifestations qui fleurissent de nos jours, aussi bruyantes que stériles - d'accord ou pas d'accord, le gouvernement, il la met à tout le monde."
Selon certains chercheurs, cette philosophie prendrait ses sources dans l'Antiquité greco-latine. Ainsi, Roland Bacri, dont le sérieux des travaux n'est pas à mettre en doute, attribue à l'historien Suétone, dans son dictionnaire pataouète de langue pied-noir, le Roro, la phrase suivante : "A César, personne y lui met !".

Enfin, ce verbe "mettre" appartient à l'Histoire. Il fut "mis" (sans redondance inutile) à l'honneur dans l'un des faits d'armes du corps franc des Français libres juifs de la division Leclerc. Ces soldats, qui avaient quitté clandestinement l'Algérie et avaient débarqué parmi les premiers en Normandie, toujours volontaires pour les coups durs, servaient d'éclaireurs à la fameuse division blindée. Le fait m'a été rapporté par mon ami Roger Gabbay - que l'Eternel lui donne une place de choix au paradis.
Un soir, leur commando de cinq hommes, sous les ordres d'un sergent bônois, arriva aux abords d'un petit village d'Alsace. Leur mission : savoir si l'ennemi l'avait évacué ou si, au contraire, il en avait fait un point d'appui. Tandis qu'ils progressaient, un volet s'entrouvrit avec précaution presque au-dessus d'eux et, alors qu'ils s'apprêtaient déjà à tirer, une vieille femme apparut qui leur fit signe de se glisser dans sa maison. Là, elle leur dit que les Allemands s'étaient retranchés dans la partie haute du bourg. Comme ils avaient reçu l'ordre de rester sur place en observation, ils acceptèrent l'offre de la vieille Alsacienne de s'installer dans le grenier de sa maison d'où l'on découvrait tout mouvement dans le village.

" Ah ! mes enfants ! Que je suis heureuse de voir des petits Français ! Tenez ! ... Tenez ! ..." disait leur hôtesse, et ouvrant un placard, elle en sortit toutes les provisions qu'elle avait jalousement cachée aux Allemands...
Après un plantureux repas qui changeait bien nos héros de leurs rations militaires, la vieille dame voulut encore les installer pour la nuit. Elle leur distribua toutes les couvertures disponibles et, pour qu'ils puissent s'éclairer, elle ouvrit une boite de bougies qu'elle avait précieusement conservée pendant toute la durée de la guerre. Après avoir tendu à chacun des cinq sa bougie, il lui en restait une dans la main.
" Il m'en reste une, dit-elle, où voulez-vous que je la mette ?..."
Alors, le sergent bônois, ne laissant à personne l'initiative de la réponse, s'écria précipitamment :
" Entontion vous autres ! Cette femme, elle a été formidable, avec nous !... Si y'en a un qui lui dit où il faut qu'elle la mette, je lui donne sa mère !.
Et voilà comment le verbe mettre s'est introduit - pour ne pas écrire s'est mis - dans l'un des innombrables faits d'armes de ces courageux, dans l'épopée de ces hommes, venus des colonies pour défendre le pays et libérer la mère patrie... Le lendemain, le village était pris... Aux Allemands, on leur avait mis !...
 
Professeur PAQUITO - Université de la Calère
Echo de l'Oranie 281 - juillet août 2002
 
 
 
 

SUR UNE PHRASE PIED-NOIRE
 
 
"S'il ferait beau demain, j'irais à la plage".
 
Il y a deux manières d'exprimer l'hypothèse de cet ordre :
 
1) - la manière française, devenue régulière, académique, à savoir :
- S'il faisait beau demain, j'irais à....
avec un imparfait de l'indicatif, du moins en apparence, qui fait mystère : un imparfait pour parler du futur !...

2) - la manière populaire qui s'était bien implantée en Afrique du Nord :
- S'il ferait beau demain, j'irais à....

Elle est tout à fait logique : elle emploie un conditionnel futur dans la proposition conditionnelle comme dans la proposition principale (j'irais), les deux "procès" comme on dit, se situent dans le futur (demain, ici).
Et les enfants des écoles à Paris comme "là-bas" disent :"S'il ferait beau demain, j'irais à..." Maîtres et parents corrigent leur langage en leur disant: "C'est populaire, c'est vulgaire". Ils répliquent : "Mais, maman, pourquoi on nous oblige à mettre là un imparfait, temps du passé, alors qu'il s'agit du futur ?"
- "Je ne sais pas, mon fils, mais c'est la tradition ; en matière de langage il y a des règles venues de très loin dans le temps et fixées par l'usage ou même l'Académie. Il ne faut pas dire au mode irréel : Si je serais riche, j'irais en Egypte ; au mode potentiel : Si je deviendrais riche, j'irais aux Caraïbes ; mais : Si j'étais riche....., Si je devenais riche...".

En arrivant en Afrique du Nord, il y a très longtemps, j'avais été frappé par l'emploi courant de si + conditionnel présent-futur. Un des personnages d'Edmond Brua dit tout naturellement (c'est la Matrone) : "Et si j'aurais pas peur qu'on va le répéter, qué cinéma mortel je pourrais raconter." (Parodie du Cid).
J'avais fait des études supérieures, comme on dit, et cette phrase continuait à me préoccuper : "S'il faisait beau demain, j'irais à ...". Elle posait deux problèmes, non seulement celui de ce fameux imparfait de l'indicatif (s'il faisait beau demain) sur lequel je reviendrai, mais aussi celui de l'origine du conditionnel en -rais (j'irais).
 
Dans une phrase latine ordinaire telle que : "Si dives essem, irem in Aegyptum" (Litt. si j'étais riche, j'irais en Egypte.), on m'avait enseigné que le conditionnel latin en -rem (irem, ici) était mort en des temps très anciens, avant l'apparition des premiers textes français, et qu'il avait été remplacé par une périphrase faite de l'infinitif "ire" et "habebam" (j'avais) ; cela ne "collait" pas pour le sens. Et puis cet infinitif "ire" était mort en Gaule. Le conditionnel "irem" était resté vivant ! L'Afrique du Nord me montrait, par analogie, que le conditionnel ne meurt pas, qu'il prolifère même, qu'il soit conditionnel-mode: "Si j'étais riche, j'irais..." ou conditionnel-temps : "Il ne savait pas s'il irait". Latin classique: "nesciebat an iret"; latin vulgaire: "non sape(b)at si ire(b)at"; ancien français: "ne saveit si ireit" ; espagnol: "no sabia si iria".
 
Restait le deuxième problème, celui de l'imparfait de l'indicatif après si "Si j'étais riche, j'irais à (ou en)..."- "S'il faisait beau (maintenant ou demain), j'irais à ...". Certains savants avaient dit et écrit longuement "qu'un recours au latin (en l'occurrence) était inutile et même illégitime". Me référant à la phrase d'Afrique du Nord encore une fois, j'ai eu la conviction du contraire. Il m'a fallu partir de la phrase au "mode réel", parallèle à la phrase de titre : irréel potentiel : "S'il faisait beau demain, j'irais..."; mode réel : "S'il fait beau demain, j'irai...".

On sait que dans ce dernier type de phrase la règle générale, en latin de l'époque classique, était d'employer le futur après si : ex. des grammaires "Hune librum si leges, laetabor" (litt. "Si tu liras ce livre, j'en serai content"); et de même (épargnons-nous le latin) : "S'il fera beau demain, j'irai...". Mais dès l'époque classique latine, on employait parfois le présent de l'indicatif après si quand il s'agissait d'un futur proche : on pouvait dire en somme : "S'il fait beau demain, j'irai à ...". Le procédé s'est généralisé en Gaule très tôt (il y est encore bien vivant !) : le présent était bien plus facile que les futurs.
Disant "s'il fait beau" pour "s'il fera beau", les sujets parlants ont dit à l'autre mode (l'irréel potentiel) "s'il faisait beau" pour "s'il ferait beau": les deux phrases se correspondent parfaitement : "S'il fait beau demain, j'irai à ...", "S'il faisait beau..., j'irais à ...". La langue populaire -pied-noire en particulier- et la langue enfantine nous rappellent que l'esprit veut là, après si, un conditionnel: ces langues rétablissent l'équilibre de la phrase latine classique (à deux conditionnels): "Si nummos haberem, eos darem (ou donarem)" - litt. "Si j'aurais des écus, je les donnerais" - latin vulgaire: "Si habebam nummos, illos donarebam" - français moderne: "Si j'avais des écus, je les donnerais".
"Si j'avais des écus", "s'il faisait beau demain" ont des formes d'imparfait de l'indicatif mais ce sont des substituts de conditionnels présents ou futurs.

En résumé, je dirais qu'il y a en français deux conditionnels
1) un conditionnel en -ais, employé après si; un vrai conditionnel, employé justement dans la proposition "conditionnelle"
2) un conditionnel en -rais dans la proposition principale (j'irais, je donnerais): on lui a donné ce nom improprement (il n'est pas dans la proposition conditionnelle), gardons-le pour éviter de déranger.


Je rends grâce à la langue pied-noire - et à la langue enfantine - de m'avoir permis de jeter une lueur nouvelle sur cette fameuse phrase: "S'il faisait beau demain, j'irais à..." qui remonte au latin vulgaire; le latin vulgaire l'a généralisée du moins. La phrase pied-noire renoue avec le latin classique - et logique: "S'il ferait beau (maintenant ou demain), j'irais à ...".

ANDRÉ LANLY

 
 
 
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