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- "Le mot pieds-noirs est-il
oui ou non invariable ? Peut-on dire une "femme pied-noire
?"
- J'ai fait comme tout le monde en
pareil cas : j'ai consulté mon dictionnaire et ma grammaire.
- J'ai d'abord eu recours au dictionnaire
fait, ou du moins dirigé, par un Pied-Noir bien connu,
Paul Robert, né à Orléansville en 1910 et
mort en 1980.
Après la date de l'apparition de ce "nom" dans
son acception moderne (1955), "Le Robert" le définit
ainsi : "Français vivant en Algérie (et considérant
l'Algérie française comme sa patrie) puis Français
d'Algérie".
Il ajoute : "Les pieds-noirs rapatriés"...,
avec des minuscules, remarquons-le ;
Puis : "au féminin, une pied-noir (rare), une pied-noire"
et il donne un exemple d'un écrivain nommé Volkoff.
Pour Paul Robert et ses collaborateurs - il avait certainement
supervisé l'article -
1°) Le substantif pied-noir est variable : il le donne au
singulier et au pluriel. Il le donne aussi au féminin
: une pied-noire est, selon lui, l'usage le plus répandu.
2°) De même donc l'adjectif est variable. Que me dit
ma grammaire, en l'occurrence "Le bon usage" du Belge
Maurice Grévisse ? On y trouve d'abord ceci (par. 293,
2°)
"Quand le nom composé est formé d'un nom et
d'un adjectif, les deux éléments varient au pluriel"
et des exemples comme ceux-ci : les états-majors et -
que l'on me pardonne - les pieds plats.
Cela confirme la position du "Robert", du moins pour
le pluriel.
Dans la même grammaire de Grévisse, on trouve aussi
une indication utile, au moins pour la graphie de notre nom et
adjectif : elle nous apprend (par. 170) ou nous confirme que
"l'on met une majuscule aux noms propres de peuples"
et donne comme exemples : "Les Américains, un Belge",
etc...
On doit donc écrire : "Les Pieds-Noirs, un Pied-Noir,
une Pied-Noire".
"Le Robert", en employant des minuscules, a donc manqué
sur ce point à l'usage, au bon usage. Il écrit
pourtant ailleurs : "Une Peau-Rouge".
La grammaire plus haut citée complète ainsi sur
ce point : "Ces noms (de peuples) pris adjectivement ont
la minuscule, ex.: l'État belge..., le drapeau français".
"Une tribu peau-rouge" dans "Le Robert".
Il faut donc écrire, d'après Grévisse :
"Une femme pied-noire".
Ainsi, je réponds au deuxième élément
de la question.
Je trouve par hasard, dans un livre intitulé "Les
Français d'Algérie, vie, moeurs, mentalités"
de Pierre Mennoni (L'Harmattan) : "La gastronomie piénoire"
(p. 38), mais c'est sous la plume de Roland Bacri qui ironise
souvent, à la manière de son "Canard".
Je vois après coup qu'il existe un autre usage ; je trouve,
précisément dans l'"L'Algérianiste"
(n° 80, page 133) un communiqué important pour la
question qui nous intéresse : c'est la Déclaration
commune des Associations Culturelles "Pieds-Noirs".
Ainsi "Pieds-Noirs" - entre guillemets - est employé
comme adjectif. Dans le texte on trouve : la culture "Pieds-Noirs",
la très vivante culture "Pieds-noirs", la communauté
"Pieds-Noirs".
J'aurais scrupule à critiquer une construction employée
délibérément par des dirigeants d'associations
"Pieds-Noirs" c'est-à-dire "de Pieds-Noirs".
J'imagine que l'Académie algérianiste a trouvé
que la culture "Pieds-Noirs" avec des majuscules, cela
faisait plus sérieux, plus officiel que la culture pied-noire.
Et c'est vrai. Oui, mais imagine-t-on l'expression une femme
"Pieds-Noirs" ?
Il faut peut-être jeter un coup d'oeil, "jeter un
oeil", disait-on à Alger, sur l'histoire du mot pied-noir
et son évolution. Certains que je connais plus ou moins
ont décrit le parler pied-noir.
On a beaucoup parlé de ce surnom donné aux Français
d'Algérie, et même des deux pays voisins, à
partir de 1955, dit "Le Robert". Il me semble, et je
m'appuie sur cette autorité, que c'était autrefois,
au temps des steamers, le sobriquet donné à Marseille
et dans les ports de notre Méditerranée aux Algériens
travaillant dans les soutes à charbon.
Au temps des "événements", des gens bien
intentionnés (comme disait Brassens), dans ces mêmes
régions, jouant sur l'ambiguïté du nom Algériens,
ont attribué ce surnom de Pieds-Noirs aux autres Algériens,
les Français et les Européens, ceux de l'Algérianisme.
Et ceux-ci l'ont d'abord mal pris car cela voulait bien être
un terme offensant. Mais, avec le temps, il me semble que les
Pieds-Noirs pensants ont relevé le gant et qu'ils ont
eu cette réaction :
Nous ne sommes pas Parisiens, Provençaux ni Languedociens
; "Pieds-Noirs" vous nous appelez, "Pieds-Noirs"
donc nous serons et peut-être vous étonnerons.
Nous assistons bien, depuis plus de trente ans en effet, à
des efforts constants d'ennoblissement de ce nom de peuple, les
"Pieds-Noirs". Pour le mettre en conformité
avec la réalité des gens qui le portent fièrement.
Quelqu'un a fait, il y a quarante ans, une thèse de doctorat
intitulée "Le français d'Afrique du Nord"
("Mémoire de notre temps", J.-P. Hollender,
Montpellier) ; il dirait aujourd'hui : Le parler Pied-Noir.
Je ne peux pas énumérer toutes les revues et les
collections de livres qui, avec "L'Algérianiste"
et "Mémoire plurielle", entretiennent la culture
pied-noire. Par exemple, la revue "Pieds-Noirs d'hier et
d'aujourd'hui".
D'où, sans doute, l'emploi des constructions et de la
graphie que je viens de signaler plus haut : la culture "Pieds-Noirs".
Mais la grammaire est la grammaire, et on devrait dire à
mon sens :
Un Pied-Noir, des Pieds-Noirs, une Pied-Noire, des Pieds-Noires,
et une femme pied-noire, la culture pied-noire : on dit bien
"la culture française", "la culture hispano-américaine".
Ces deux lignes répondent, je pense, à la double
question posée.
- André Lanly
Revue l'Algérianiste
n° 82, juin 1998
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