-
- Ceux qui ne pensent
qu'à dénigrer les Oranais vous diront qu'un de
leurs défauts - parmi tant d'autres - c'est qu'ils sont
horriblement superstitieux... N'en croyez rien... En tout cas,
je peux vous l'assurer, ce n'est pas l'avis des Oranais eux-mêmes,
et cela pour une raison toute simple, c'est qu'ils savent parfaitement
que d'être superstitieux, ça porte malheur.
Mais, - car il y a toujours un mais - même et surtout parce
qu'ils savent qu'ils ne sont pas superstitieux, les Oranais ont
toujours observé certaines règles pour éviter
la schcoumoune.
- Tout d'abord, ne jamais rien entreprendre
les jours du calendrier qui "portent malheur"...
- " Quels sont ces jours ? "
Eh bien, par exemple, pour partir en voyage, les journées
les moins propices de la semaine sont le vendredi. et à
un degré moindre, le mardi... C'était là
une croyance - ne me faites pas dire une superstition - venue,
en droite ligne, aussi bien d'Espagne que du Mezzogiorno italien,
en vertu d'un adage affirmant qu'il ne fallait ni se marier,
ni embarquer, un vendredi ou un mardi. A Procida et à
Bari, on soutenait que : "di venere et di marte, non
si sposa e non si parte" ; tandis qu'à Alicante
et à Valence, on répondait : "los viernes
y los martes, ni te cases, ni te embarques" ; et plus
forts que les ancêtres, dans les villages et dans les fermes
d'Oranie, on complétait : "ni gallina Ilueca pones"
(et tu ne mets pas de poule à couver).
Se marier un mardi, de mémoire d'Oranais, personne ne
l'avait jamais fait, sauf chez certains juifs orthodoxes, car
le Livre de la Genèse dit que le troisième jour
de la semaine, c'est à dire le mardi - et seulement ce
jour-là - Dieu vit que sa création était
bonne. Chez les chrétiens, les mariages se célébraient
toujours le samedi, et plus rarement - depuis la fin de la guerre
- le lundi ; chez les israélites, généralement
le dimanche.
Pourtant les hommes dont le métier était la pêche
ou la navigation - on disait d'eux que c'étaient des "
embarqués " - devaient inévitablement lever
l'ancre, un mardi ou un vendredi. Cela se faisait bien sûr,
mais ce n'était pas sans de sérieuses appréhensions...
Le vendredi en revanche était un jour bénéfique
pour " s'arrêter " (à croire que l'on
était toujours en mouvement) et s'acheter un dixième
de l'Algérienne, chez le marchand des billets de la
loterie. Certains de ces marchands étaient célèbres
parce qu'ils portaient de la chance ...
Et, tout d'abord, une certaine Julie, personnage pittoresque,
le cheveu affreusement rouge, l'oeil gauche disant de vilaines
choses à l'oeil droit, qui hantait le Boulevard Séguin,
le Boulevard Clémenceau, la rue de Mostaganem et s'aventurait
jusqu'à la rue d'Arzew. Elle avait une spécialité
pour donner de la chance au client : elle se passait le billet
de loterie sur le... sur la... enfin, là où vous
savez : " Allez, prends ce billet, mon chéri, avec
" ça " tu as la fortune avec toi, tu peux pas
perdre ! " Je ne sais si " ça "peut revendiquer
sa place au chapitre des superstitions, mais nombreux étaient
ceux qui y croyaient - sans être superstitieux, faut-il
le préciser ?...
Il y avait encore un pauvre garçon, venu de la rue des
Juifs, la bave aux lèvres, le corps entièrement
disloqué, un peu bossu, ne pouvant se tenir droit, toujours
en diagonale, la main droite traînant à terre, vêtu
d'oripeaux dus vraisemblablement à la charité publique,
la veste trop longue, les poches lourdement chargées d'on
ne savait trop quoi, le pantalon trop court laissant voir des
"cagnettes" fort poilues, des chaussettes tirebouchonnées
dégringolant sur d'immenses godasses. On pouvait le voir
déambuler devant la terrasse du Martinez, plus mendiant
que vendeur de loterie, et les clients lui prenaient de temps
à autre un des dixièmes épinglés
à son revers.... Ne croyez pas que c'était "pour
avoir la chance des bossus", ça, ce serait de la
superstition ; c'était seulement parce qu'il "vous
faisait de la peine"...
Enfin, l'un des plus connus de ces vendeurs, celui qui avait
le monopole de la vente des billets à la Marine, s'appelait
Vidal. C'était un brave garçon, paraplégique,
aimé de tous, qui, autour des années 40, avait
pris possession d'une espèce de grand cube en bois délavé,
sans aucune inscription publicitaire, qui lui servait d'étal
et derrière lequel il trôna, sans manquer un seul
jour, à la porte du " Café Albert ",
Place de la République, jusqu'au départ du dernier
de ses clients, en 1962... Vous allez encore me dire qu'on achetait
les billets chez lui par superstition ! Pas du tout ! c'est seulement
parce que nous, comme on avait bon coeur, on croyait que si on
achetait à un infirme, la chance était obligée
de venir nous apporter une compensation sonnante et trébuchante...
Mais la chance est capricieuse, même si on prenait les
mêmes précautions que les gens superstitieux, par
exemple de venir un vendredi 13 ou de se croiser les doigts,
et, lorsqu'on avait acheté une série de dixièmes
sans qu'aucun de ceux-ci ne rapportât ne fût-ce qu'un
remboursable, alors on s'en prenait à Vidal : "Tché,
Vidal, pourquoi je continue à t'acheter des billets, à
toi ; rien que tu apportes " la mala pata " - "
la mauvaise patte ", expression oranaise pour exprimer la
malchance -... C'était le moins que l'on pouvait dire
à un handicapé des membres inférieurs !
Pourtant, il n'y entrait là aucune méchanceté
mesquine, aucune cruauté ironique. C'était simplement
le constat que, décidément, les bons esprits qui
président à la chance de chacun, ne marchaient
pas du même pas que le pauvre Vidal...
Donc, il y a comme ça des jours dans le calendrier où
il vaut mieux ne rien faire... Par exemple, le Jour des Morts,
au lendemain de la Toussaint. Ce jour-là, aucun bateau
de pêche ne sortait du port, et les vieux marins racontaient
du côté de la Calère, que ceux qui avaient
enfreint cette règle, avaient ramené dans leurs
filets, des crânes et des ossements. Le long du quai Lamoune
et du Pilotage, comme sur les pannes du dock 5, on y croyait
dur comme fer. Et si vous, vous n'y croyez pas, demandez donc
à Christiane de vous raconter la mésaventure survenue
à son bonhomme de père. Ce jour-là, le brave
Sador (diminutif de Salvador), bravant l'interdit, était
sorti pêcher avec un cousin, aussi incrédule et
forte tête que lui. La mer était étrangement
calme et la brume épaisse qui stagnait autour d'eux, avait
isolé les deux hommes dans un univers cotonneux, silencieux
et fantasmagorique. Nos deux compères n'en menaient pas
large... Soudain, une prise... et de taille. Tirant à
deux sur la ligne, les pêcheurs, dans la phosphorescence
de l'eau, virent monter vers eux, une sorte de forme allongée,
aux reflets jaunes et verdâtres... Un fantôme venu
des profondeurs !... Pris de panique, ils lâchèrent
le filin et rentrèrent au port de toute la vitesse de
leur moteur. Bien sûr, plus tard en y réfléchissant,
le bon Sador pensa qu'il devait s'agir d'une vieille nasse à
langoustes, abandonnée et couverte d'algues, que leur
hameçon avait accrochée... Mais, superstitieux
ou pas, il n'en eut jamais la certitude absolue.
-
- Chez elles, les ménagères,
ce jour-là, couvraient leur lit dès les premières
lueurs de l'aurore, avec le plus beau drap qu'elles avaient brodé
pour leur trousseau de mariée, et le couvre-lit blanc,
fait au crochet par la grand-mère, qu'on sortait seulement
pour les naissances, parce que, selon ce que les vieilles personnes
racontaient, les morts de la famille venaient coucher à
la maison. Les Oranais, plus forts que les dieux-lares des Romains
et le culte des ancêtres des Japonais !!!
- "Ne ris pas de ces choses-là, tonto ! disait ma
mère... Il y avait une fois (c'est comme ça que
commencent toutes les légendes) une femme qui riait, elle
aussi. Le jour des morts, exprès, elle n'avait pas fait
son lit. Eh ben ! en revenant du marché, elle a entendu
un gros soupir dans la chambre. Elle est rentrée, et elle
a vu, étendue, sa fille qui était morte deux mois
avant. De la peur qu'elle a eue, elle est tombée, raide,
sans vie... Tu vois."
- Je dois avouer que je ne voyais
pas trop et que je n'ai toujours pas vu comment cette pauvre
femme avait pu faire savoir aux voisines qui rapportaient l'histoire,
de quoi elle était morte.
Et le 15 août !... Pendant longtemps, il fut considéré
comme un jour néfaste pour les baignades et les sorties
en mer. Il est vrai que très souvent à cette date,
les rivages oranais étaient assaillis par les vagues tumultueuses
que poussait le vent du Nord. Néanmoins, avec les congés
payés et la fréquentation plus soutenue de nos
plages, cette croyance (toujours pas une superstition !) a fini
par s'estomper dans la mémoire collective.
Et le mois de mai !... Le mois de mai est tabou pour les mariages.
Pour les chrétiens, se marier le mois de Marie, ce n'est
pas le bonheur assuré pour les jeunes époux. Les
bonnes gens n'hésitaient pas à vous donner comme
exemple, tel couple qui, ayant enfreint cette règle, en
avait subi les conséquences : elle, morte peu de temps
après la noce ; lui, disparu pendant les événements
d'Algérie... Ce n'est pas de la superstition, m'sieurs-dames,
c'est de la religion : il faut respecter le mois de la Vierge.
Pour les israélites, d'ailleurs, c'est presque la même
chose : les mariages sont interdits entre Pessah, la fête
de Pâques et Chavou'oth, période de sept semaines
qui tombe souvent au mois de mai, et considérée
comme un temps de demi-deuil, à cause du massacre, à
cette époque, de milliers de soldats juifs de Bar Ko'hva
par les Romains occupant la Palestine. Mais pour les chrétiens
comme pour les juifs, les érudits vous diront que si superstition
il y a, elle n'est certainement pas oranaise. Elle remonterait
à la mythologie romaine qui se prononçait contre
la célébration des mariages en mai. Les Romains
croyaient dur comme fer que, durant ce mois, les âmes des
défunts retournaient sur terre et troublaient les vivants.
Quoi qu'il en soit, le résultat était clair...
Les premiers jours permis du mois de juin, les lions de bronze
de la mairie ne savaient plus où donner de la tête
pour voir les jeunes fiancées grimper à toute vitesse
les escaliers de l'Hôtel de Ville, avant de filer dare-dare
vers l'église ou la synagogue, dans l'espoir de rattraper
le temps perdu. Bon ! Puisque vous insistez, je suis prêt
à vous accorder que chez nous, les femmes étaient
un peu superstitieuses. Il faut au moins reconnaître ça...
Et, puisqu'on parle des jours fastes et néfastes du calendrier,
quel meilleur exemple choisir que celui de l'almanach des PTT....
A l'occasion du nouvel an, aucune maîtresse de maison n'échappait
au passage du facteur qui venait proposer son calendrier en échange
de ses étrennes. Ce calendrier était généralement
accroché au mur de la cuisine, comme "garniture",
car c'était un des premiers éléments de
décoration de bien des intérieurs. Mais, chez nous,
le choix du calendrier - conditionné par " l'image
" - donnait lieu à une sorte de rituel destiné
à lutter contre la malchance, le mauvais oeil, la schcoumoune
et la mala pata qui pouvaient vous menacer tout au long de la
nouvelle année. Les premières gravures à
écarter étaient celles qui représentaient
des fleurs... Les fleurs, " c'est pour les enterrements
"... A fuir comme la peste : aucun désir de connaître
un malheur de ce genre à la maison... Et l'on vous affirmait
le plus sérieusement du monde que " une telle...
ou un tel... qui ne croyait pas ce qu'on lui disait et qui avait
pris des fleurs, eh bien, dans l'année ... Enfin, vous
voyez ce que je veux dire ! ".
Venaient, ensuite, les inévitables photographies de chiens
et de chats... " Aïe ! les chiens et les chats, c'est
des disputes avec les voisines "... L'argument était
péremptoire... A éviter... Ne pas garder chez soi,
cette incitation à la discorde avec le voisinage... Certaines
lithographies représentaient des sous-bois de forêts,
peuplés de cerfs ou de daims ; d'autres des manades de
fiers taureaux, dans des sites de Camargue... A éliminer
!... Des cornes, on n'en veut pas chez nous ! Ces bêtes-là,
ça ne peut que vous attirer des ennuis conjugaux...
Les paysages trouvaient-ils grâce ? Quelques-uns, sans
doute... et encore fallait-il ne pas choisir un ciel de tempête.
Les femmes des pêcheurs de la Calère en savaient
quelque chose... La mer ! c'était précisément
ce qui était à redouter plus que tout. La représentation
d'une marine, d'une plage, d'un lac, d'une rivière ou
d'un quelconque décor sous la pluie... même les
cimes enneigées étaient à craindre... "
L'eau dans le calendrier, c'est des larmes pour toute l'année
! ".. Les portraits de bébés avaient un sens
plus ambigu... Dans les familles nombreuses - généralement,
les plus modestes - on ne souhaitait guère voir arriver
une bouche supplémentaire ; aussi, refusait-on un almanach
avec un bébé. " Que le bon Dieu, Il nous garde
déjà ceux qu'on a "... Dans d'autres, en mal
d'enfants, on s'empressait d'accrocher au mur l'éblouissant
sourire d'un poupon. " Il porte bonheur et il appelle un
autre bébé ! " - ceux qui alimentaient leur
réflexion d'une certaine logique, ajoutaient " pour
pas rester seul ! "
- Finalement, les calendriers les
plus recherchés étaient ceux où figuraient
de belles moissons dorées : "Ça, c'est du
pain à la maison !...", ou de superbes tableaux débordant
de gibiers et de poissons ou croulant de fruits, dans le goût
flamand ou italien de la Renaissance : " Ça, ma fille,
c'est de l'abondance pour tous les jours ! "... Encore que,
dès l'instant où l'on a su, "avec l'instruction
qui nous venait", qu'il s'agissait de natures "mortes",
le commentaire a été différent.
D'ailleurs la chance ou le pronostic n'étaient pas toujours
fidèles au rendez-vous... Alors, on s'en prenait à
ce brave Monsieur Rodriguez, facteur de la Marine, un monument
de bonté et de patience... " Dites vous, le calendrier
que vous m'avez " donné " l'an dernier - comme
si le malheureux avait eu voix au chapitre, au moment du choix
- il nous a " porté la zorra negra " ; dans
d'autres quartiers, on affirmait : " rien qu'il nous a amené
la schcoumoune ". " Ça, c'est tous les lapins
et tous les perdreaux morts que y avait sur le dessin... "
Il ne s'agissait pas d'une hypothèse, mais d'une affirmation.
Et c'est ainsi que la superstition s'enrichissait en la matière,
d'un nouvel interdit...
Alors, pour éviter toutes ces superstitions de bonnes
femmes, l'Oranais avait choisi le calendrier du Zarragozano,
qui présentait l'avantage inestimable, lorsque l'on n'avait
pas la télévision, de vous donner en plus de la
date, le bulletin de la météo. C'était un
calendrier venu de la péninsule voisine, qui représentait
un paysan de Sarragosse ou des Asturies - ce sont les boujadis
de la montagne chez les Espagnols - tirant un âne qui refusait
d'avancer. Ce bourricot avait une particularité météorologique.
Sa queue n'était pas dessinée ; c'était
un morceau de ficelle de chanvre dont on avait défait
la tresse, qui sortait de derrière le carton, par un trou
percé au bon endroit dans la croupe de l'animal. Le mode
d'emploi pour les prédictions sur le temps, écrit
en espagnol, était d'une logique qui écartait toute
idée de superstition. Je vous en offre le texte et la
traduction météo
Si la cola se seca : calor - Si la queue se sèche :
de fortes chaleurs sont à craindre... canicule.
Si no le pasa nada : buen tiempo - Si rien ne se produit : beau
temps fixe sur toute la région..
Si la cola se moja : Iluvia - Si la queue se mouille : pluies
fines et averses passagères.
Si se moja mucho : temporal - Si elle se mouille beaucoup : pluies
abondantes et tempête.
Si la cola se mueve : viento - Si la queue s'agite : de forts
vents soufflent dans le secteur.
Si se mueve mucho : borrasca - Si elle s'agite beaucoup : Alerte
rouge : risque d'orages.
Vous le sentez bien : la rigueur scientifique d'un tel système
ne pouvait que satisfaire l'esprit rationnel des gens de chez
nous.
Aussi, est-il nécessaire d'insister sur ce point : il
faut faire taire tous les médisants qui prétendent
que l'Oranais est un être superstitieux. Ne l'oubliez jamais,
et tant pis pour les Français de France :
- " Plus cartésien qu'un
pied-noir d'Oranie, tu meurs ! "
La zorra : En Espagnol, la femelle du renard... "
porter la zorra ", quelquefois " la zorra negra ",
signifie provoquer autant de malchance que celle que peut connaître
un paysan qui aurait un renard dans son poulailler.
Emile Serna Echo de l'Oranie
- Nov-dec 2003 |