par Geneviève
de Ternant (Echo de l'Oranie 268, mai-juin 2000) avec son aimable autorisation
Il m'est
infiniment doux d'évoquer une grande dame des lettres
et un coeur généreux qui fut intimement liée
à ma famille puisqu'elle était l'amie de ma grand-mère
paternelle, Léopoldine Herelle. J'ai donc, dés
mon enfance, fréquenté la propriété
de Sainte-Eugénie où elle recevait artistes ou
mécènes. C'est dans son salon que j'ai dit, à
quinze ans, mes premiers poèmes. C'est auprès d'elle,
qui réunissait chaque année, à Paris, dans
un salon de l'Hôtel Régina, ses amis de la capitale,
que j'ai eu le privilège de rencontrer Maurice Genevoix,
Georges Lecomte, Pierre Paraf, et surtout le délicat poète
parnassien Emile Moussat.
- Angèle Maraval-Berthoin a raconté
dans "Le Drac" l'histoire de son père, Jean,
Louis, Joseph Berthoin, parti tout jeune de Grenoble, son pays
natal, pour Marseille où, au sein des usines Bérard,
il s'était élevé de simple ouvrier à
associé. Puis, enrôlé volontaire dans l'Armée
d'Afrique, il devint armateur, exportateur, colon.
- Le général de Montauban,
commandant la division d'Oran disait : "Où passe
Berthoin, passent le courage, l'intelligence et la bonté."
Ce sont bien ces hautes qualités qu'il avait transmises
à sa fille. Il est vrai que son épouse n'en était
pas dépourvue : Célina était la dernière
des six enfants des Labuxière-Lasniers, et la plus artiste,
élève pour le chant et le piano d'Emile Prudent
et du célèbre Marmontel. Amédée et
Arthur Labuxière étaient amis d'enfance des fils
du Roi Louis-Philippe et leurs camarades de collège. Ils
étaient les enfants de Pierre-Théodore Labuxière,
directeur des messageries royales de France et de Minnie Lasniers
de Lachaise. De cette famille de seigneurs de la Creuze, le plus
connu est Philippe, procureur du Roi à Argelès
et qui fut nommé par Henri IV, seigneur des Barres. Par
tradition, les Lasniers de Lachaise, tous des intellectuels,
devenaient Maîtres de pension lorsque des revers de fortune
les obligeaient à travailler. C'est ainsi que toute la
famille des Labuxière de Lachaise vint s'installer à
Oran, où les deux fils étaient enrôlés
dans l'armée et les quatre jeunes filles, aidées
de leur mère et de leur tante Adélaïde de
Lasniers, filleule de Madame Adélaïde de France,
soeur du Roi, fondèrent la première institution
de jeunes filles. Cette institution dura jusqu'au mariage des
quatre jeunes filles.
- C'est donc d'un hardi pionnier et d'une
noble dame qu'est issue Angèle Maraval-Berthoin.
- Elle a mis son coeur et son esprit
d'organisation au service des plus pauvres tant à la Croix-Rouge
qu'à la Goutte de Lait et son talent d'artiste au service
de cette Algérie qu'elle aimait de toute son âme,
cette Algérie qu'elle a su écouter et traduire.
-
- A une époque, où bien
rares étaient les voyageurs qui osaient se rendre dans
le grand sud, elle a séjourné par trois fois à
Tamanrasset. Elle disait :
- " J'ai pu pénétrer
plus avant dans l'âme de ce Hoggar fier et distant qui
barricade la porte de sa demeure, comme celle du coffre de sa
pensée et de tous ses autres coffres, par une serrure
à trois clefs. J'ai écouté les vieilles
marnas fredonner leurs berceuses à leurs tout petits enfants,
et les jeunes vierges, les jeunes femmes échanger leurs
confidences avec le jour, avec la nuit.
- Elle a écouté la parole
de l'Aménokal Moussa-Ag-Amastan et celle de Dassine, la
douce, la belle, la forte, celle qui fut l'amie confiante du
Père Charles de Foucauld qui lui avait dit : "
Je crois que notre pensée, passée par tes chants
à toi, serait écoutée..."
-
- Et elle a porté la parole du
Hoggar vers les rives frelatées de la Seine où
ces contes, ses légendes, sont apparus comme une source
d'eau fraîche. Ce furent " Les Clefs du Hoggar
", " Le chapelet des vingt-et-une Koubas
" " Les sultanes du jour et de nuit ",
" Les voix du Hoggar ". L'Académie Française
couronna cette oeuvre éditée chez Fasquelle.
-
- Amie des arts, Madame Maraval-Berthoin
avait fondé une association, les 4 A : Association
Amicale des Artistes Africains, qui, par ses prix, récompensait
chaque année romanciers et poètes, peintres et
sculpteurs et qu'elle dotait généreusement.
-
- Voici ce qu'écrivait Paul Reboux,
à qui les Allemands avaient proposé de reprendre
la direction de " Paris Soir " sous leur contrôle.
Il préféra mettre entre eux et lui la Méditerranée
et, coupé de la métropole en 42 par l'arrivée
des américains à Oran, il y séjourna quatre
ans :
- " C'est pendant ces quatre
années que j'ai pu juger combien la Ville d'Oran, où
je m'étais fixé, devait de gratitude à Madame
Maraval-Berthoin, tant pour son activité artistique et
littéraire que pour son sens admirable des organisations
sociales. (...) De son salon, elle avait fait un centre littéraire
et artistique digne des grandes dames du XVIIIè siècle
et des salons qui, à la Belle époque, groupaient
à Paris les écrivains et les artistes en des réunions
où brillaient perpétuellement les étincelles
de l'esprit français. "
-
- Des trois fils, seul survivra Théo,
qui deviendra médecin, épousera Germaine Sendrars
et aura un fils Henri et une fille Hélène. Guillot
de Saix raconte :
- "Cette radieuse jeune femme,
souriante, enthousiaste, pareille à la palme que berce
le soleil, éprise d'espace et de clarté, nous était
venue un beau jour d'Oranie avec une mère endeuillée,
admirable grande dame et trois petits garçons qui dansaient
autour d'elle."
- Angèle Maraval-Berthoin, qui
s'exprimait alors en tous sens : peinture, musique et poésie,
ne tarda pas à conquérir Paris en ce qu'il avait
de meilleur. Le vieux Charles Lecoq, le père de "
La Fille Angot ", mit ses vers en musique, François
Coppée, se souvenant qu'il dut son renom à un acte
en vers créé par Agar et Sarah Bernhard, fit bon
accueil à celui qu'elle apportait : "Rêve d'un
soir" qui fut monté par Irénée Mauget
au Pré Catelan, en ce fameux théâtre des
fleurs de l'Impératrice Eugénie, avec Andrée
Pascal, la créatrice des " Bouffons " dans le
principal rôle. Adolphe Brisson, dans " Les Annales
", reproduisait ses premiers vers illustrés par Suréda
et consacrait une grande place dans son feuilleton du "
Temps " à ce frais dialogue. Franc-Nohain, dans "
L'Echo de Paris " saluait ses " Poèmes Algériens
" et ses " Terres de Lumière " et Gaston
Deschamps, dans " Les Débats ", disait très
longuement sa sympathie à la débutante. En résumé,
ce fut un salut unanimement élogieux de la grande presse
parisienne à celle qui allait, pour nous, faire tomber
le voile du Hoggar magique et mystérieux.
-
- Madame Maraval-Berthoin était
très coquette. Elle cachait avec soin sa date de naissance
en 1875.Toujours vêtue de noir, très élégante,
avec des chapeaux à voilette ravissants, elle gardait
grande allure à un âge avancé. A Oran, elle
était une " Institution " . Pourtant, lorsqu'elle
fit une mauvaise chute en 1956 et se cassa le col du fémur,
l'Algérie était la proie aux flammes du terrorisme
FLN et son monde, notre monde, chancelait sans que nous nous
en rendions bien compte. C'est à cette époque que
je fus le plus prés d'elle. Je lui faisais la lecture
et l'écoutais parler littérature et poésie.
Elle aimait à rappeler qu'elle fut la première
femme à survoler le Sahara en avion.
- Elle me parlait aussi de son amitié
pour ma grand mère et confirmait ce que celle-ci m'avait
raconté : Alors qu'elles étaient toutes deux très
jeunes, paraissait à Oran une feuille hebdomadaire satyrique
: " Le Charivari Oranais et Algérien ".
Son rédacteur directeur, Zimmermann y déversait
l'esprit montmartrois. Il avait une fille devenue Madame Lerebourg,
dont l'époux était préfet. Ces trois espiègles
racontaient dans ses colonnes les potins de la ville sous le
nom de " La Tia Bolbassa " et chacun s'étonnait
de cette mystérieuse personne au courant de toutes les
petites intrigues... Ma mère, Yvonne Herelle, succéda
à Madame Maraval à la tête de la Croix Rouge
d'Oran alors que le Docteur Malméjac prenait la direction
de la Croix-Rouge pour le département. C'était
une lourde charge dans cette époque troublée. Ma
mère avait été longtemps la vice-présidente
de Madame Maraval à la Croix-Rouge et à la Goutte
de lait. Elle disait de maman : " C'est mon plus fidèle
lieutenant ! " C'était beaucoup car elle n'était
guère prodigue de compliments, quoique d'une parfaite
courtoisie.
- En dépit de sa volonté
farouche, elle ne put reprendre une vie active. Les "événements"
la bouleversaient. Se rendre à Sainte-Eugénie devenait
hasardeux : on frôlait les quartiers de la Ville Nouvelle
et du Village Nègre où les enlèvements,
les assassinats étaient fréquents. Seul le téléphone
nous reliait à elle mais sa voix n'était plus qu'un
souffle. La providence miséricordieuse a permis qu'elle
parte en janvier 1961 et, ainsi, ne connaisse pas l'exode du
printemps et de l'été 1962 qui emportait avec 132
ans d'histoire, le beau rêve d'un pays de cultures conjuguées.
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