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CELEBRITES ET AUTRES PERSONNAGES PARTICULIERS
 

Le Général-Baron de LETANG

 Dialogues avec Roger Alfonsi et son égérie : Dolo

Joseph Alfonsi : ses dessins, les affiches et les décors d'Oran

 Personnages pittoresques de Gilbert Espinal

 Un personnage familier du quartier : Germain

 Angèle Maraval-Berthoin

Matinée artistique dans les salons de Madame Maraval-Berthoin
 
 
 
 
PERSONNAGES PITTORESQUES
 
 
Qui se souvient encore de ces personnages qui ont hanté les rues de notre ville du temps de notre jeunesse? Nous les voyions passer sans trop y porter attention car ils étaient quotidiens et qu'il suffisait de se promener dans le centre de la cité ou dans le quartier qu'ils affectionnaient pour les retrouver égaux à eux-mêmes avec leur charge de pittoresque ou de dérision, seuls ou entourés d'une multitude de gamins qui ne se rassasiaient pas de leur originalité, qui les regardaient, comme moi gravement, parce qu'ils dissonaient dans l'univers ambiant ou qui les poursuivaient d'invectives et de quolibets et leur lançaient parfois des cailloux.

La Catchavera, fantôme fardé et pathétique qui s'est dissipé au début des années 30 et qui errait d'un quartier à l'autre revêtu de plusieurs épaisseurs de robes voyantes, en voile de préférence, qui avaient dû êtres belles et que le temps avait effiloché, juchée sur de hauts talons éculés et le chef couronné d'une immense capeline peuplée de fleurs, d'oiseaux et de tulle. Elle s'enveloppait parfois d'un grand châle de soie bordé de cygne. On disait qu'il s'agissait d'une personne du monde, qui avait été frappée par le goût de l'extravagance et avait sombré dans une sorte de folie douce. En tous cas, l'expression "être vêtue comme la Catchavera" est passée dans le folklore oranais.


Différente en tous points de la Catchavera était Maria Trapos une femme vieille, mal soignée, habillée de haillons rapiécés et chaussée de charentaises avachies qui parcourait le Plateau Saint-Michel avec, au bras, un filet de toile cirée noire, éculé dans lequel elle recueillait tout ce qui pouvait contribuer à sa subsistance : quignons de pain, légumes abandonnés à la fin des marchés, vêtements et chiffons récupérés dans les poubelles. Les gosses surtout lorsque son passage coïncidait avec la sortie des écoles, la suivaient en se moquant et s'approchaient d'elle jusqu'à la faire trébucher. Elle ne protestait pas et poursuivait son chemin, un peu égarée, un peu indécise, tout à fait innocente. Elle traversait le Boulevard Lescure, prenait la rue de Stora et se diluait après le Boulevard Fulton aux alentours du village nègre.
"Ressembler à Maria Trapos" est aussi une expression oranaise.
 
Et la prunelle malicieuse de ce vieil harratin revêtu d'une gandoura sans couleur, un peu cuirée par la crasse, la tête surmontée d'un fez à gland qui avait établi son secteur place Villebois-Mareuil et Boulevard Charlemagne et qui se dandinait en s'accompagnant d'une sorte de mandole faite de peau de chèvre en chantant "Y a Madame Bono". Suivaient en une langue imprécise quelques vers qui évoquaient cette Madame Bono ; le second couplet était consacré à une Madame Pépé : l'air était le même et sans doute les paroles aussi. Il dansottait un moment en raclant sur sa derbouka et en tournant sur lui-même avant de tendre sa sébille de cuivre cabossée aux clients attablés à la terrasse du Café Riche ou du petit Guillaume Tell. Il précédait quelquefois un camelot qui agitait des éventails au manche de bois noir et à la pale de sparterie dont il vantait l'efficacité en évoquant le "vent du nord".
Et aussi le marchand de piroulis, planté à la porte des écoles, coiffé d'une casquette de marinier, tenant d'une main un petit garçon de huit ou neuf ans et de l'autre une hallebarde qui soutenait un cône de carton sur lequel se fichait une forêt de piroulis multicolores, à la menthe, à l'anis, au citron, ou à la fraise. La friandise valait deux sous et le commerçant était toujours entouré d'une foule d'enfants braillards qui désignaient du doigt la sucette convoitée. Le jeune garçon, sérieux comme un pape à côté de son père encaissait et rendait la monnaie. Le marchand de piroulis a longtemps profilé sa silhouette digne à la porte du collège du Sacré Cœur, rue Saintes, mais je l'ai retrouvé bien plus tard, toujours aussi majestueux, seul ces fois-là, son garçon avait grandi et fait sa vie autrement et ailleurs.
 
Passait dans les rues d'Oran, avec comme port d'attache le Petit Vichy le vendeur de bonbons des Vosges, accompagné de son petit âne fanfreluché de rubans, de pompons et de grelots, baté de deux paniers remplis à ras-bord de ces friandises qui ressemblaient à des cailloux multicolores et translucides au goût profond de résine. Il manipulait dans une bouteille pleine d'eau un ludion, une petite poupée de culluloïde noir qu'il appelait Mademoiselle Tapioca. Les enfants accourraient à l'appel d'une flûte de pan pour assister aux acrobaties du baigneur dans son récipient et chacun était enthousiasmé de voir Mademoiselle Tapioca plonger puis remonter à la surface presque miraculeusement. Le commerçant devait faire ses affaires car, dans les dernières années, son bourricot était attelé à une petite carriole blanche et pimpante recouverte d'un toit festonné auquel étaient accrochées des grappes de sucres d'orge de tailles différentes pour satisfaire toutes les envies et toutes les bourses.
Les bonbons des Vosges étaient alors entassés non plus dans les paniers de l'âne mais dans des bocaux de toutes teintes calés précautionneusement sur l'étal, une petite boutique ambulante dans laquelle chatoyaient des bocaux, des bonbons multicolores et des plaques qu'il cassait en petits morceaux et "pesait sur une petite Roberval". Je me souviens encore du goût de résine de sapin de ces gourmandises. On m'en prenait un petit paquet chaque fois, qu'enfant, j'allais jouer au Petit Vichy. C'était bon pour la gorge, paraît-il.
Une ombre encore : cette volumineuse et volubile personne, vendeuse de billets de la Loterie Nationale qu'on appelait "La Bombe Atomique" au prétexte qu'elle passait sur les zones protubérantes et hétérogènes de son individu, pour les électriser et porter chance affirmait-elle, les billets qu'elle cédait à sa clientèle. Elle avait un discours de corps de garde et, je dois dire, que les saillies de ses interlocuteurs se situaient souvent à la hauteur des énormités qu'elle proférait; suivie d'une quarteron toujours renouvelé de ricaneurs qui s'efforçait de lui en faire dire de plus gros et plus grossier (dans ce domaine elle était illimitée), elle sévissait Boulevard Séguin et rue d'Arzew .
 
On me parle aussi avec émotion de deux personnages que les Oranais habitant les quartiers de la Place des Victoires, de Saint-Pierre, de Miramar ou de la "Plazzoche" ont maintes fois rencontré, devant la terrasse d'un café ou au coin d'une rue : le premier était un arabe anonyme qui se promenait avec un singe tenu en laisse par une longue chaîne. Le singe ayant par ses mimiques, attiré quelques badauds, le spectacle pouvait commencer. En élevant la voix, le dresseur disait: "Fi com le bergi qui garde li motons", aussitôt, le singe prenait la matraque de son maître et, tout en la maintenant à chaque extrémité avec ses mains, la portait à son cou, derrière la tête, à la manière des bergers que l'on voyait dans le bled. Après quelques applaudissements, le spectacle reprenait avec cette fois: "Fi com la vieille qui boit li café"; et, aussitôt, l'animal en s'asseyant sur son derrière portait à ses lèvres une tasse imaginaire, ce qui lui valait les rires du publics". Pour terminer la séance, l'arabe, tout en tirant sur la chaîne pour attirer l'attention du singe distrait par un gamin, criait :"Fi com li caïd qui fi la sieste". La bête alors s'allongeait de tout son long et plaçait sa main derrière sa tête. Les gens bien sûr, applaudissaient et riaient ; le singe récupérait ensuite la chéchia du dresseur et parcourait la foule en glanant ça et là quelques piécettes.
 
Le deuxième personnage, continue mon correspondant, était vraiment une figure des quartiers que j'ai cités. Il s'appelait Rémi. Qui n'a pas connu Rémi dans les années 50 ?
Il était d'une belle stature, haut en couleur et ayant manifestement un très net penchant pour le métier des armes ; en effet, cet homme d'une cinquantaine d'années - peut-être moins - maigre et portant une fine moustache noire, assortie à ses yeux, était toujours vêtu d'une tenue militaire avec, sur sa tête un képi qui, suivant les saisons, changeait de couleur. Il portait fièrement sur sa veste un baudrier et une ceinture de cuir; ses jambes étaient protégées par de superbes bottes. Il arborait, en guise de décorations aussi bien des capsules de bouteilles de bière et de limonade que la grand-croix de l'ordre du saucisson Mireille. Des rubans inconnus qui prenaient sur lui un air glorieux adornaient sa poitrine. Il ne se séparait jamais d'un drapeau tricolore et essayait de tirer quelques airs martiaux de son harmonica (d'autres parlent d'un accordéon). Il s'arrêtait parfois pour discuter avec les gens que son manège amusait ; il aimait à communiquer et à parler de tout et de rien ; une seule chose lui déplaisait : c'était de voir les jeunes gens de l'époque avec des cheveux longs et sales. Il traitait ces pré-punks de tous les noms d'oiseaux en prenant les promeneurs à témoin. Cet homme qui aidait à faire la circulation et aussi à faire traverser les rues aux enfants des écoles, se fondait dans notre paysage quotidien et souvent, lorsque nous partions travailler, il nous manquait quelque chose si nous n'avions pas rencontré Rémi.
"Les parents d'un de mes camarades (écrit l'un de mes correspondants) tenaient "l'Eden Chanson" rue d'Arzew ; quel Oranais n'a pas un jour glissé une pièce dans ces ancêtres des Juck Boxes. Quel Oranais ne se souvient pas du tourne-disque mécanique, des disques 78 tours, des aiguilles qu'il fallait changer souvent, des deux conduits en caoutchouc et des deux cornets en bakélite qu'il fallait porter aux oreilles ?
Evoqué aussi, le marchand de Chumbos, ces figues de barbarie qu'il était le seul à savoir éplucher, ses mains étant insensibles aux piquants du fruit ; son âne d'ailleurs était tout aussi admirable qui consommait les épluchures sans se piquer la langue et les babines.
Le vendeur de pommes d'amour enrobées dans du sucre coloré en rouge vif et piquées sur un cône au bout d'un bâton est toujours présent dans les mémoires ; et aussi le vendeur de simboumbas, cette espèce d'instrument de musique constitué d'une boite de conserve au couvercle en peau de porc. "Pour faire vibrer cette peau, une tige de bois était fixée en son milieu ; le frottement de la main humide sur la tige engendrait un son rauque et monocorde".
Et aussi l'arabe qui, avec un sac sur le dos, rempli de margaillons cueillis aux Planteurs ou au Caminico de la Muerta, circulait dans la vieille ville, entouré d'une moraille piaillarde qui échangeait son goûter pour un de ces coeurs de palmiers dont nous retrouvons le souvenir affadi de nos jours dans les boites de fer blanc qu'on nous vend.

Texte et dessins de Gilbert Espinal, augmenté de témoignages de correspondants

 
 
AUTRES PERSONNAGES
 
 
Je commencerai par évoquer le souvenir d'un personnage qui a poétiquement illustré notre bonne ville des années 25 aux années 50. Il s'agit d'une jeune femme étrange et romanesque, au visage d'une certaine beauté sous le friselis vaporeux de ses cheveux blonds. Les yeux masqués par une paire de lunettes noires comme on les faisait à l'époque c'est à dire manchonnées de velours, coiffée d'une capeline de feutre jaune et revêtue d'un macfarlane moutarde soutaché de marron, à triple pèlerine, elle jaillissait d'un coupé de Dion-Bouton, au capot cylindrique pour se précipiter à l'intérieur d'une demeure qu'elle occupait sur les hauteurs de Gambetta. Il s'agissait de la Princesse Gaïkowar, voyante extra-lucide, consulteuse des esprits, familière de l'au-delà, qui officiait à la villa du Sphinx, près des falaises. Elle n'avait pas sa pareille, disait-on, pour faire tourner les tables et entrer en contact avec les défunts. Elle recevait dans une pièce pénombreuse. Ses clientes (et ses clients) pénétraient avec angoisse et respect dans les vapeurs d'encens et de papier d'Arménie dont elle s'entourait. Drapée dans une robe bleu de nuit aux vastes emmanchures vaporeuses, elle se tenait sur un fauteuil à haut dossier, immobile, presque hiératique, à proximité d'une vaste cheminée qui enrichissait l'architecture de la pièce et d'un guéridon à trois pieds. Elle s'enquérait d'une voix charmante des problèmes de ses visiteurs et lorsque ceux-ci étaient bien cernés, elle disait simplement : "Nous allons entrer en communication avec les esprits". Frissonnants, ses vis-à-vis faisaient comme elle et mettaient les mains bien à plat sur le plateau du guéridon.
Un instant s'écoulait plein de saisissement. "Esprit es-tu là ?" demandait la Princesse Gaïkowar de sa voix claire comme une eau de source. Le silence devenait plus épais et un coup sourd se faisait entendre. La consultation pouvait commencer. La voyante posait des questions courtes au défunt. Il répondait positivement ou négativement par un ou deux coups qui semblaient venir de l'éternité. " O toi, mon époux trop tôt disparu, proférait la pythonisse au nom de sa cliente, j'ai rencontré un homme avec lequel je pourrais refaire ma vie, me donnes-tu l'autorisation de renouer avec le bonheur ? "Pan ! Pan !" rétorquait le défunt, rendant ainsi sacrilège toute nouvelle idylle.
Mon ami d'enfance connaissait fort bien le préposé aux coups. Il s'agissait d'un brave homme, sans travail défini, qui prêtait son concours à l'extralucide durant les heures de consultation. Colloqué dans la mansarde située au dessus de la pièce où siégeait la Princesse dont les appels lui parvenaient par le conduit de la cheminée, il faisait s'exprimer l'au-delà par l'entremise d'un simple frottoir. Après avoir subi un léger apprentissage, il reconnaissait à l'intonation de la voix princière s'il fallait répondre par oui ou par non.
Madame Gaïkowar s'illustra au Sphinx, semble-t-il jusqu'aux environs de la seconde guerre mondiale. Peut être certains de mes lecteurs l'ont ils connue et ont-ils eu recours à ses dons de voyance.
Elle réapparut vers la fin des années 40. Elle avait démocratisé ses espèces et répondait alors au nom moins pompeux mais toujours exotique de Miss Ketty. La villa Gambetta avait été abandonnée et elle avait élu domicile au Manoir du Chevalier Brutslein vers le fond de la rue d'Arzew. Je revois encore ses publicités dans les colonnes de l'Echo d'Oran : " Miss Ketty, voyance extra-lucide, boule de cristal, tarots, cartes, marc de café ". Elle avait changé de technique et n'entrait plus en communication avec les esprits ; sans doute, le manoir dans lequel elle s'était établie ne comportait-il pas de cheminée, rendant ainsi impossible l'usage du frottoir.
 
Un bouquet de mémoire que j'offre à mes lecteurs cette fois-ci en y rajoutant un souvenir personnel qui m'avait bien amusé à l'époque parce qu'il manifestait bien l'esprit de gouaille et de malice des titis oranais. C'était un soir d'été plein de lumières attardées de senteurs et de vibrations, au fort de Mers-el-Kebir ; on donnait devant une esplanade emplie de spectateurs une représentation de Tristan et Ysolde. Au pied des murailles du Fort, pénétrée par la beauté du site, de l'instant et de la musique (l'orchestre de l'Opéra d'Oran était excellent) la foule était suspendue à la voix des acteurs (excellents eux aussi). Mais voilà, Ysolde avait quatre fois l'âge de son personnage et pesait un quintal ; plus volumineux encore était Tristan qui aurait aussi bien pu interpréter le rôle de son grand-père. A un moment du spectacle, le héros et sa compagne sont jetés sur le rivage et clament dans un duo pathétique leur désarroi et leur amour. La cantatrice qui interprétait le rôle d'Ysolde s'était dangereusement alanguie, au ras du sol, sur un rocher de carton pâte. Elle donnait à penser à un éléphant de mer. Elle et Tristan bramaient malcommodément leur duo. Pour lui permettre de donner sa pleine voix, le héros essayait de soulever sa compagne. Vainement. Etait-ce qu'il n'était pas suffisamment costaud ou que la masse d'Ysolde était par trop pesante ? Il tenta différentes manœuvres pour essayer au moins de l'asseoir. Elle retombait toujours devant un parterre subjugué par les périlleuses manœuvres qui se déroulaient sur le plateau.
Tout d'un coup, du fond de l'assemblée, jaillit (qu'on me pardonne la catachrèse) un glapissement de cacatoès : " Fais venir la grue de la Chambre de Commerce ! " qui débrida le trop plein d'émotion de la multitude et la fit s'esclaffer dans un rire si puissant qu'il eut raison de la majesté du lieu, de l'orchestre et des chanteurs. Il y eut cinq bonnes minutes d'entr'acte pour permettre à la cantatrice de se relever, aux musiciens de reprendre souffle et à la rigolade de s'éteindre.

Gilbert Espinal d'après des témoignages de correspondants. Tiré de l'Echo de l'Oranie avec autorisation de la Rédaction

 
 
LE MARCHAND DE GLACES
 
 
A la sortie de l'école, les enfants se précipitaient dehors, et là se tenait le marchand de glaces avec sa charrette à bras.
Ils le connaissaient bien, le retrouvant tous les jours et plaisantaient avec lui.
Il commençait aussi à les connaître, car c'étaient presque toujours les mêmes qui se retrouvaient là. Parfois, il leur donnait un peu plus qu'ils ne demandaient.
Trois sorbetières au couvercle de cuivre trônaient au centre du plateau de la charrette. Aux quatre coins, une colonnette en bois tourné supportait un auvent rayé aux couleurs vives. Entre les colonnettes, des planchettes de bois trouées laissaient s'égoutter des verres. Dans des caissettes, des petites cuillères à jeter, des chalumeaux en pailles, un petit bac à eau pour rincer les verres et dans une espèce de seau à champagne, ses deux appareils à confectionner les glaces carrées ou rondes. Dans les sorbetières : deux parfums, vanille et chocolat. Dans la troisième, "l'agua limon" qu'il servait avec une petite louche.
" Une à dix sous ou une à cinq " ?
Il levait alors le couvercle en étain surmonté d'une boule de cuivre qu'il confiait à un gamin et d'une main experte, il confectionnait la glace demandée.
D'abord, à l'aide d'une petite manette placée sur le côté de son petit appareil, il ménageait un espace plus ou moins grand selon le tarif demandé, puis il ajustait au fond une gaufrette et à l'aide d'une spatule il remplissait la petite case de crème, la tassant, ne laissant aucun espace. Il terminait en plaçant une deuxième gaufrette sur le bloc de crème.
Une petite pression faisait remonter l'ensemble qu'il vous tendait sur une petite feuille de papier.
En général, les agents de police qui faisaient la sortie, toléraient gentiment ce petit commerce, sauf une fois ou l'un d'eux, après lui avoir demandé s'il avait une licence, qu'il n'avait évidemment pas, lui enjoignit de libérer la place. Malgré les prières de tous les enfants qui lui demandaient d'être compréhensif, qu'il ne faisait aucun mal, il ne voulut rien savoir et le marchand dut s'en aller - pour revenir ...le lendemain !
NDLR
 
 
 
 
 
 
UN PERSONNAGE FAMILIER : GERMAIN
 
 
 
C'était le seul clochard européen de la ville, donc connu comme le loup blanc. A la suite d'une mésaventure, il avait été surnommé "Camembert" : Avec les quelques sous qu'il avait amassé, il se rendit dans une boutique pour acheter une bouteille de pinard et un camembert. Il s'en fit présenter plusieurs et mit tant de mal à choisir, que le commerçant excédé, lui en plaqua un, bien avancé, sur le visage en s'écriant : " Et celui-là, comment il est ? "
Proférant des imprécations, le visage maculé, il raconta son aventure aux passants qu'il croisait et qui le baptisèrent aussitôt Camembert. Mais ce surnom ne lui était donné que dans ce quartier situé sur les falaises de l'est de la ville. Partout ailleurs, il était Germain.
Il ne s'entendait pas avec les autres clochards qu'il retrouvait dans leurs tanières, où il partageait quignon de pain et vin. Il se disputait et le lendemain on le voyait en ville, tout en plaies et en bosses, hurlant à tous vents : "Les pouilleux ! C'est rien que des pouilleux."
Le passant qui le voyait blessé, allait avertir la police qui le menait à l'hôpital se faire soigner, à son corps défendant. Tous le connaissaient et ils savaient qu'il s'échapperait à la première inattention. On pansait ses blessures, on essayait en vain de le mettre sous la douche, on écoutait ses malédictions et on fermait les yeux pendant qu'il "s'échappait".
Les agents de police ne l'arrêtaient jamais... sauf quand il faisait trop froid, pour le mettre au chaud. Et il fallait l'éloigner des cellules où se trouvaient d'autres clochards, où il se précipitait pour les insulter, car dès le lendemain, il était à la merci de règlements de compte.
 
Qui était-il ? Lorsque son esprit était clair, il parlait fort bien, savait trouver le mot juste et s'intéressait à tout. Il suivait même la politique locale et ses diatribes étaient dignes de Hyde Park. Il disait tout haut et tout crûment, ce que beaucoup pensaient tout bas.
On racontait que c'était que c'était un instituteur venu de métropole et qui habitait avec son épouse dans une petite maison, juste au dessous du bord de la falaise. Quoiqu'apprécié par les parents, taciturne, il refusait de vivre avec les autres.
Au milieu d'une nuit d'été, il alla dans la cuisine se préparer une quelconque boisson quand soudain, la falaise en s'effondrant coupa la maison en deux. Quand les premiers secours arrivèrent, on le trouva, toujours assis, la tasse à la main, pétrifié, les yeux grand ouverts sur le vide. Il fut emmené à l'hôpital au pavillon des fous. Il était calme et à toute question qu'on lui posait, il répondait "Germaine". Etait-ce le nom de son épouse ? Même en ayant retrouvé ses esprits, il ne prononçait que ce nom. On finit par le surnommer Germain.
Il se sauva, on le ramena et il s'enfuit à nouveau. On finit par l'abandonner. Il trouva refuge dans les petites grottes qui bordaient la falaise. On s'habitua à lui, on oublia son nom et il devint à jamais Germain. Il ne manqua jamais de rien : les habitants veillaient et les gamins qui se moquaient de lui étaient grondés par leurs parents. De fait, ces mêmes chenapans se seraient précipités pour le secourir si d'aventure, il se hasardait à traverser la rue au milieu des voitures.
 
Les "événements" des années cinquante ne le favorisèrent pas. La ville restée calme pendant plus d'un lustre s'agita brusquement au début des années soixante. Les extrêmes durcirent leurs positions et Germain, victime de la psychose ambiante, aggravait ses propos par la verdeur de son verbe. On dut le calmer.
Les gardes mobiles remplacèrent les policiers et Germain se retrouva enfermé plus souvent et plus sévèrement. Les autorités locales intervinrent et on admit que l'homme n'avait pas toute sa raison et qu'il fallait le ménager. Hélas, Germain ne l'entendait pas ainsi.
A la première occasion, il allait en ville de son pas traînant, et devant les bâtiments des gardes mobiles, il interpellait l'homme de faction, le traitait de "cocu" et lorsqu'il tenait son sempiternel pot de peinture, criait :
" Tu veux que je te fasse un galon de plus ? Tu l'as bien mérité à force de courir après les Français ! "
 
 
EXTRAIT DE L'ECHO D'ORAN - Début de l'année 1962
 
 La rue Pelissier, la rue Marcel Cerdan, la rue Cavaignac, vous font part de leur douleur et de leur consternation après le décès de leur ami :
GERMAIN
Troubadour du quartier
Victime du terrorisme
 
 
 
Texte librement inspiré de "Germain et autres récits du pays perdu" par Hubert-Yves RICO.
Photo : Germain Soler ? dit "le peintre" ou "Camembert" assassiné à Saint-Antoine en mars 1962.
Photo Soussia, 19 boulevard Marceau à Oran par Bernard Carin.
 
 
 
 
 
 
 
 
ANGELE MARAVAL-BERTHOIN
 
 

 par Geneviève de Ternant (Echo de l'Oranie 268, mai-juin 2000) avec son aimable autorisation

Il m'est infiniment doux d'évoquer une grande dame des lettres et un coeur généreux qui fut intimement liée à ma famille puisqu'elle était l'amie de ma grand-mère paternelle, Léopoldine Herelle. J'ai donc, dés mon enfance, fréquenté la propriété de Sainte-Eugénie où elle recevait artistes ou mécènes. C'est dans son salon que j'ai dit, à quinze ans, mes premiers poèmes. C'est auprès d'elle, qui réunissait chaque année, à Paris, dans un salon de l'Hôtel Régina, ses amis de la capitale, que j'ai eu le privilège de rencontrer Maurice Genevoix, Georges Lecomte, Pierre Paraf, et surtout le délicat poète parnassien Emile Moussat.

Angèle Maraval-Berthoin a raconté dans "Le Drac" l'histoire de son père, Jean, Louis, Joseph Berthoin, parti tout jeune de Grenoble, son pays natal, pour Marseille où, au sein des usines Bérard, il s'était élevé de simple ouvrier à associé. Puis, enrôlé volontaire dans l'Armée d'Afrique, il devint armateur, exportateur, colon.
Le général de Montauban, commandant la division d'Oran disait : "Où passe Berthoin, passent le courage, l'intelligence et la bonté." Ce sont bien ces hautes qualités qu'il avait transmises à sa fille. Il est vrai que son épouse n'en était pas dépourvue : Célina était la dernière des six enfants des Labuxière-Lasniers, et la plus artiste, élève pour le chant et le piano d'Emile Prudent et du célèbre Marmontel. Amédée et Arthur Labuxière étaient amis d'enfance des fils du Roi Louis-Philippe et leurs camarades de collège. Ils étaient les enfants de Pierre-Théodore Labuxière, directeur des messageries royales de France et de Minnie Lasniers de Lachaise. De cette famille de seigneurs de la Creuze, le plus connu est Philippe, procureur du Roi à Argelès et qui fut nommé par Henri IV, seigneur des Barres. Par tradition, les Lasniers de Lachaise, tous des intellectuels, devenaient Maîtres de pension lorsque des revers de fortune les obligeaient à travailler. C'est ainsi que toute la famille des Labuxière de Lachaise vint s'installer à Oran, où les deux fils étaient enrôlés dans l'armée et les quatre jeunes filles, aidées de leur mère et de leur tante Adélaïde de Lasniers, filleule de Madame Adélaïde de France, soeur du Roi, fondèrent la première institution de jeunes filles. Cette institution dura jusqu'au mariage des quatre jeunes filles.
C'est donc d'un hardi pionnier et d'une noble dame qu'est issue Angèle Maraval-Berthoin.
Elle a mis son coeur et son esprit d'organisation au service des plus pauvres tant à la Croix-Rouge qu'à la Goutte de Lait et son talent d'artiste au service de cette Algérie qu'elle aimait de toute son âme, cette Algérie qu'elle a su écouter et traduire.
 
A une époque, où bien rares étaient les voyageurs qui osaient se rendre dans le grand sud, elle a séjourné par trois fois à Tamanrasset. Elle disait :
" J'ai pu pénétrer plus avant dans l'âme de ce Hoggar fier et distant qui barricade la porte de sa demeure, comme celle du coffre de sa pensée et de tous ses autres coffres, par une serrure à trois clefs. J'ai écouté les vieilles marnas fredonner leurs berceuses à leurs tout petits enfants, et les jeunes vierges, les jeunes femmes échanger leurs confidences avec le jour, avec la nuit.
Elle a écouté la parole de l'Aménokal Moussa-Ag-Amastan et celle de Dassine, la douce, la belle, la forte, celle qui fut l'amie confiante du Père Charles de Foucauld qui lui avait dit : " Je crois que notre pensée, passée par tes chants à toi, serait écoutée..."
 
Et elle a porté la parole du Hoggar vers les rives frelatées de la Seine où ces contes, ses légendes, sont apparus comme une source d'eau fraîche. Ce furent " Les Clefs du Hoggar ", " Le chapelet des vingt-et-une Koubas " " Les sultanes du jour et de nuit ", " Les voix du Hoggar ". L'Académie Française couronna cette oeuvre éditée chez Fasquelle.
 
Amie des arts, Madame Maraval-Berthoin avait fondé une association, les 4 A : Association Amicale des Artistes Africains, qui, par ses prix, récompensait chaque année romanciers et poètes, peintres et sculpteurs et qu'elle dotait généreusement.
 
Voici ce qu'écrivait Paul Reboux, à qui les Allemands avaient proposé de reprendre la direction de " Paris Soir " sous leur contrôle. Il préféra mettre entre eux et lui la Méditerranée et, coupé de la métropole en 42 par l'arrivée des américains à Oran, il y séjourna quatre ans :
" C'est pendant ces quatre années que j'ai pu juger combien la Ville d'Oran, où je m'étais fixé, devait de gratitude à Madame Maraval-Berthoin, tant pour son activité artistique et littéraire que pour son sens admirable des organisations sociales. (...) De son salon, elle avait fait un centre littéraire et artistique digne des grandes dames du XVIIIè siècle et des salons qui, à la Belle époque, groupaient à Paris les écrivains et les artistes en des réunions où brillaient perpétuellement les étincelles de l'esprit français. "
 
Des trois fils, seul survivra Théo, qui deviendra médecin, épousera Germaine Sendrars et aura un fils Henri et une fille Hélène. Guillot de Saix raconte :
"Cette radieuse jeune femme, souriante, enthousiaste, pareille à la palme que berce le soleil, éprise d'espace et de clarté, nous était venue un beau jour d'Oranie avec une mère endeuillée, admirable grande dame et trois petits garçons qui dansaient autour d'elle."
Angèle Maraval-Berthoin, qui s'exprimait alors en tous sens : peinture, musique et poésie, ne tarda pas à conquérir Paris en ce qu'il avait de meilleur. Le vieux Charles Lecoq, le père de " La Fille Angot ", mit ses vers en musique, François Coppée, se souvenant qu'il dut son renom à un acte en vers créé par Agar et Sarah Bernhard, fit bon accueil à celui qu'elle apportait : "Rêve d'un soir" qui fut monté par Irénée Mauget au Pré Catelan, en ce fameux théâtre des fleurs de l'Impératrice Eugénie, avec Andrée Pascal, la créatrice des " Bouffons " dans le principal rôle. Adolphe Brisson, dans " Les Annales ", reproduisait ses premiers vers illustrés par Suréda et consacrait une grande place dans son feuilleton du " Temps " à ce frais dialogue. Franc-Nohain, dans " L'Echo de Paris " saluait ses " Poèmes Algériens " et ses " Terres de Lumière " et Gaston Deschamps, dans " Les Débats ", disait très longuement sa sympathie à la débutante. En résumé, ce fut un salut unanimement élogieux de la grande presse parisienne à celle qui allait, pour nous, faire tomber le voile du Hoggar magique et mystérieux.
 
Madame Maraval-Berthoin était très coquette. Elle cachait avec soin sa date de naissance en 1875.Toujours vêtue de noir, très élégante, avec des chapeaux à voilette ravissants, elle gardait grande allure à un âge avancé. A Oran, elle était une " Institution " . Pourtant, lorsqu'elle fit une mauvaise chute en 1956 et se cassa le col du fémur, l'Algérie était la proie aux flammes du terrorisme FLN et son monde, notre monde, chancelait sans que nous nous en rendions bien compte. C'est à cette époque que je fus le plus prés d'elle. Je lui faisais la lecture et l'écoutais parler littérature et poésie. Elle aimait à rappeler qu'elle fut la première femme à survoler le Sahara en avion.
Elle me parlait aussi de son amitié pour ma grand mère et confirmait ce que celle-ci m'avait raconté : Alors qu'elles étaient toutes deux très jeunes, paraissait à Oran une feuille hebdomadaire satyrique : " Le Charivari Oranais et Algérien ". Son rédacteur directeur, Zimmermann y déversait l'esprit montmartrois. Il avait une fille devenue Madame Lerebourg, dont l'époux était préfet. Ces trois espiègles racontaient dans ses colonnes les potins de la ville sous le nom de " La Tia Bolbassa " et chacun s'étonnait de cette mystérieuse personne au courant de toutes les petites intrigues... Ma mère, Yvonne Herelle, succéda à Madame Maraval à la tête de la Croix Rouge d'Oran alors que le Docteur Malméjac prenait la direction de la Croix-Rouge pour le département. C'était une lourde charge dans cette époque troublée. Ma mère avait été longtemps la vice-présidente de Madame Maraval à la Croix-Rouge et à la Goutte de lait. Elle disait de maman : " C'est mon plus fidèle lieutenant ! " C'était beaucoup car elle n'était guère prodigue de compliments, quoique d'une parfaite courtoisie.
En dépit de sa volonté farouche, elle ne put reprendre une vie active. Les "événements" la bouleversaient. Se rendre à Sainte-Eugénie devenait hasardeux : on frôlait les quartiers de la Ville Nouvelle et du Village Nègre où les enlèvements, les assassinats étaient fréquents. Seul le téléphone nous reliait à elle mais sa voix n'était plus qu'un souffle. La providence miséricordieuse a permis qu'elle parte en janvier 1961 et, ainsi, ne connaisse pas l'exode du printemps et de l'été 1962 qui emportait avec 132 ans d'histoire, le beau rêve d'un pays de cultures conjuguées.
 
 
 
Gros succès de la matinée artistique " les poètes oraniens " présidée par Mme Maraval-Berthoin
La matinée artistique " les Poètes oraniens " sous la présidence de Mme Maraval-Berthoin, présidente des A.A.A.A. (Association Amicale des Artistes Africains) a eu lieu hier à 18 h dans la coquette salle du Conservatoire magnifiquement décorée pour la circonstance.

Plusieurs personnalités retenues par l'arrivée de M. Jacques Gavini, ministre de la Marine, s'étaient fait excuser. Parmi l'assistance nombreuse et élégante, on remarquait notamment Mme Pérony, le colonel Rémy, chef d'EM et madame, Me Richard adjoint au maire, délégué aux beaux-arts et madame.
Me Richard remercie Mme Maraval Berthoin de tout ce qu'elle a fait et continue de faire pour les artistes oranais, et ce d'une manière si noble et désintéressée.

Mme Maraval-Berthoin nous donne alors ses " Quelques impressions sur les lettres" qui dit-elle sont la pensée écrite. La présidente expose les caractéristiques des différentes écritures, et s'étend sur l'écriture Touareg qu'elle affectionne particulièrement. Ses impressions émaillées d'exemples imagés, tendent à nous démontrer combien la poésie est soumise aux fluctuations du temps, de la mode, de la lumière…

Après avoir rappelé à notre souvenir les poètes oraniens disparus, Mme Maraval-Berthoin nous dit son orgueil et sa joie de citer les lauréats des AAAA qui ont su se créer une place au firmament des poètes :
 
Mme Anne La Bussière (aïeule de Mme Maraval-Berthoin) ; Blanche Cazès, Léon Haddou, Louis Giraud, Isabelle Eberhardt, Sadia Lévy, Théodore Mercadier, Marc Brimont, Jules Tordjman, Marguerite Bribas, Charles Vivès, Jean-Paul Emile, Feste Roussel, Claude-Maurice Robert, Bruat, Marcel Stenay-Gatuing, Serge Dotman, François Ribéra, Odette Tremelat Leguay, Mme Maraval-Berthoin, Maurice Pérez, Emile Cayla, Yvan Pitollet, Paul Bellat, Gilbert Lévy, Blanche Bendahan, Eugène Cruck, Gilbert Espinal, Georges Le Sidaner.

Nous avons goûté notamment " La grande route du Bourg ", " Le délire et la mort de Moussah " et " Nos gueules " présentés et dits par M. Héral, directeur du Conservatoire.
Mme Campredon accompagnait au piano des mélodies chantées par Mme Martinez Garcia et mademoiselle Francine Fillu.

Echo Républicain du samedi 26 avril 1952.
 
 
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