Il y a aujourd'hui cent ans que L'Illustration
(28 décembre 1907) a révélé à
ses lecteurs une opération très particulière
destinée à avoir des retombées cent ans
plus tard.
Contrairement aux pronostics de ce journal aujourd'hui disparu,
qui prévoyait de donner en primeur à ses lecteurs
les résultats de cette curieuse initiative, ce sont d'autres
lecteurs, qui en seront les premiers informés après
l'ouverture des urnes en 2008.
" Mercredi dernier, dans l'après-midi,
une cérémonie singulière et tout à
fait inédite rassemblait quelques invités dans
les sous-sols de l'Opéra. Sous ces voûtes silencieuses,
dans ces souterrains qui, pour la circonstance, avaient pris
un aspect de crypte ou de catacombes, on procéda - si
l'on peut dire - à la mise en cave des voix de nos plus
illustres chanteurs contemporains. En présence de M. Malherbe,
bibliothécaire de l'Opéra, du chimiste Bardy, de
M. Clark, promoteur de l'idée, des représentants
du ministre de l'Instruction publique et du sous-secrétaire
d'État aux Beaux-Arts, des disques de gramophone enregistrés
furent déposés de manière à ne pas
se trouver en contact immédiat les uns avec les autres,
et placés dans une double boîte où l'on fit
le vide; ce récipient soudé a pris place dans l'un
des casiers métalliques aménagés dans un
mur construit exprès pour recevoir les caisses de disques
à mesure qu'elles parviendront. [...] Les caisses de disques
ne pourront être ouvertes que dans cent ans. " Et
le journaliste de conclure : " Seuls, les abonnés
de L'Illustration du siècle prochain connaîtront
les résultats de la première exhumation. "
- Un rituel mi-funéraire,
mi-oenologique
Le 24 décembre 1907, dans les sous-sols du palais Garnier,
a bien eu lieu un rituel, mi-funéraire, mi-oenologique,
pour marquer le don par Alfred Clark, président de la
compagnie française du Gramophone, de vingt-quatre disques
présentés comme l'embryon d'un " musée
de la parole ". Par acte écrit, le ministre de l'Instruction
publique, Aristide Briand, enregistrait bien la volonté
du donateur que ces boîtes ne fussent ouvertes que cent
ans plus tard, "afin d'apprendre aux hommes de cette époque
:
" 1° quel était alors l'état des machines
parlantes, encore aujourd'hui presque à leurs débuts,
et quels progrès surtout auront amélioré
cette précieuse invention au cours d'un siècle;
" 2° quelle était alors la voix des principaux
chanteurs de notre temps et quelle interprétation ils
donnaient à quelques-uns des morceaux les plus célèbres
du répertoire lyrique et dramatique ".
-
- En juin 1912, un second don fut
effectué par Alfred Clark, à nouveau de deux douzaines
de disques. Un gramophone, placé dans une urne plus grande
et accompagné d'un mode d'emploi, garantissait qu'il serait
possible de relire les disques en dépit des changements
technologiques qui n'auraient pas manqué de survenir entre-temps.
Il y a bien sûr un objectif immédiatement publicitaire
dans cette générosité de la Gramophone,
alors championne du procédé de la gravure latérale
et de la lecture par aiguille de disques plats. Les sons y sont
gravés par la capture des vibrations produites dans l'air
par les voix ou les instruments, sans aucune amplification, via
un pavillon, un diaphragme et un burin inscrivant un sillon sur
une surface meuble en mouvement rotatif régulier. La "précieuse
invention" de la fixation des sons, conçue et brevetée
par Edison en 1877, ouvre d'abord la voie à une gravure
verticale et à la production de cylindre. En France où
une branche de la compagnie Gramophone fondée par Emil
Berliner (l'inventeur du disque plat) a établi une succursale
en 1899, ont également pignon sur rue, les productions
concurrentes de Pathé qui commercialise des " disques
à saphir ", variantes de la gravure verticale. La
guerre des formats (et celle des produits d'une industrie phonographique
naissante) bat déjà son plein. Mais cette curieuse
cérémonie, tenue la veille de Noël 1907, dans
les caves du prestigieux Palais Garnier, manifeste également,
avec pompe, la foi de ce jeune vingtième siècle
dans la valeur infinie du progrès des techniques. Toutefois,
cet optimisme idéologique est empreint d'une lucidité
scientifique qui fait très finement documenter (par des
instructions écrites sur parchemin et également
enfouies) et instrumenter (tous les éléments nécessaires
à la lecture : l'appareil mais aussi le diaphragme et
la pointe de lecture) cette véritable expérimentation.
Mais, ce qui nous le rend à la fois plus étrange
et plus attachant, ce pari sur la solidité technologique
se combine encore à un imaginaire du funéraire
et du secret : momification de voix vivantes, dans un décor
de catacombes obscures qui est comme l'envers de la face arrogante
du bâtiment de Garnier, ombre qu'immortalise également,
en 1910, le feuilleton de Gaston Leroux, Le Fantôme de
l'Opéra.
En 2007, les divers héritiers de ces acteurs de l'enfouissement
des urnes de l'Opéra (EMI pour la Gramophone, la BnF pour
la Bibliothèque-Musée de l'Opéra et, toujours,
l'Opéra), savent déjà que les irrémédiables
outrages du temps ont sans doute laissé des stigmates
qui seront, en eux-mêmes, la source d'informations sur
la constitution d'un patrimoine musical sonore.
-
- Un protocole adapté
Depuis plusieurs mois, les conservateurs de la BnF auxquels ce
patrimoine a été confié par l'Opéra,
en 1989, quand, à l'occasion de travaux dans les sous-sols
du palais Garnier, on découvrit que deux de ces urnes
avaient été fracturées, élaborent
avec les experts du Centre de recherche et de restauration des
musées de France, un protocole adapté pour que
cette ouverture puisse avoir lieu dans les meilleures conditions.
On a pu, avant même de toucher au contenu des urnes en
connaître mieux les composants par l'analyse chimique des
matériaux libérés par les "vandales
" et la radiographie des conteneurs encore intacts. Ces
premiers éléments seront précisés
par une ouverture réelle, mais effectuée dans le
laboratoire du C2RMF, pour déterminer les conditions d'une
remontée de ces "archives phonographiques" dans
le monde d'aujourd'hui. Sans doute devra-t-on observer d'un peu
loin le réveil des belles cires endormies, car de l'amiante
les entourait et certaines des plaques de verre censées
les protéger se sont brisées et risquent de les
avoir griffées. Viendra alors le moment de procéder
aux écoutes et à leur triple analyse qu'espérait
Alfred Clark. Celle qui dressera le bilan d'un siècle
d'industrie phonographique de son origine encore pleine d'illusion
à ce qu'on annonce comme sa crise majeure. Celle qui reprendra
le cours d'une expérimentation scientifique sur les capacités
à fixer l'éphémère des vibrations
d'un corps sonore. Celle, enfin, qui redécouvrira comment
les goûts musicaux d'une époque s'adaptaient aux
contraintes qu'imposait, en termes de répertoire comme
d'interprétation, une technique naissante. D'ailleurs,
pour en diffuser largement les saveurs parfois étranges
aux oreilles contemporaines, les éditions EMI publieront
sur disques compacts l'ensemble des titres choisis en 1907 puis
1912, pour amorcer ce musée des Voix.
Elizabeth Giuliani
- Le magazine "Croniques
de la BnF n° 46 de novembre-décembre 2008 reprend
ce sujet à l'occasion de deux journées de réflexion
organisées les 8 et 9 décembre prochains.
-
- Les urnes de l'Opéra
cent ans après
En 1907 et 1912, lorsque furent enfouis 48 disques Gramo-phone
pour cent ans, c'était, selon Alfred Clark, l'initiateur
de 'entreprise, " afin d'apprendre aux hommes de cette époque
(la nôtre) :
- 1° quel était alors l'état
des machines parlantes, encore aujourd'hui presque à leurs
débuts et quels progrès surtout auront amélioré
cette précieuse invention au cours d'un siècle
; 2° quelle était alors la voix des principaux chanteurs
de notre temps et quelle interprétation ils donnaient
à quelques-uns des morceaux les plus célèbres
du répertoire lyrique et dramatique."
- Des éléments de réponse
seront proposés lors de deux journées organisées
conjointement par la BnF et l'Opéra national de Paris,
les 8 et 9 décembre 2008.
-
-
-
-
Sur
le plan de la technique, la prise de son et sa restitution, on
peut mettre à l'actif des promoteurs de l'opération
d'avoir pensé à les documenter. Outre les disques,
les urnes contiennent des pièces essentielles à
leur lecture et même un exemplaire de " machine parlante
".
-
- Pourtant, on constate qu'en conservation
à long terme, l'idée d'isoler des objets de leur
milieu ambiant et de les exclure de leur usage " naturel
" n'est pas sans danger : l'isolement des urnes se fit avec
des matériaux dangereux qui ont entravé leur ouverture
; leur exclusion au troisième sous-sol du palais Garnier
facilita le pillage de deux d'entre elles. Malgré ces
vicissitudes, lors du colloque, les disques auront enfin été
extraits de leurs conteneurs de plomb et auront pu " parler
". Paradoxalement, cette expérience devant magnifier
les progrès continus opérés dans les techniques
de captation et restitution des sons via des supports s'achève
quand ces techniques, en permettant la dématérialisation
des médias, marquent sans doute la fin de l'édition
de disques.
-
- Sur le plan des répertoires
et de l'interprétation est confirmé que les jugements
et les goûts artistiques d'une époque ne leur survivent
pas tous. Seule une moitié des uvres, celles de
Mozart, Wagner, Rossini, Donizetti, Verdi et Puccini, sont toujours
au catalogue des éditeurs et à l'affiche des opéras
; si certains artistes sont demeurés dans les mémoires,
notamment Enrico Caruso, la plupart sont oubliés bien
que certains, tel Paul Franz dans Lohengrin, restent un modèle
de chant et de style. C'est que la pratique de chanter les pièces
vocales dans sa langue nationale, et non dans la langue originale
du livret, est maintenant reniée. Plus généralement,
la hiérarchie des valeurs musicales a été
révisée en un siècle : aujourd'hui, aucun
producteur phonographique ne choisirait de ne transmettre aux
générations futures que de la musique classique
!
-
- En revanche se vérifie la
dimension " magique " que continue à revêtir
une expérience qui se voulait d'abord scientifique : cette
mise en scène aux parfums funèbres et ésotériques
continue d'exercer son pouvoir, l'impact que suscite toujours
l'écoute des voix du passé.
-
- Elisabeth Giuliani
Chroniques de la BnF - n°46 - p21 novembre décembre
2008
Illustration : deux des urnes de plomb contenant les disques
(Pascal Laffay. BnF)
|