-
- Dans le témoignage monumental
que la France a laissé de sa présence en Algérie,
les salles de théâtre occupent une place de choix.
De nombreuses villes, et pas seulement les chefs-lieux de département
s'enorgueillissaient de pouvoir rivaliser avec les scènes
métropolitaines.
Ces lieux témoignent encore aujourd'hui de l'activité
artistique que, durant plus d'un siècle, des populations
d'origines diverses, avaient su développer. Restées
attachées, pour certaines, aux créations de leurs
pays d'origine mais, également, avides de culture française,
elles accueillirent tous les grands succès et les grands
noms du théâtre parlé et lyrique, venus de
la mère patrie ou d'autres horizons, essentiellement d'Espagne
et d'Italie. S'y ajoutaient la musique symphonique, les ballets.
-
- La musique orientale, cependant, n'était
pas oubliée : l'Opéra d'Oran, administré
en régie directe, dans les années 1950, par le
maire de la ville, était doté d'un délégué
aux Beaux-arts, adjoint au maire, et d'un délégué
au théâtre arabe, conseiller municipal. L'Algérie
chercha des formes d'expression artistiques propres qui s'exportèrent
vers la France.
-
- Mais c'est le théâtre
lyrique, genre devenu roi au XIXe siècle, et auquel nous
nous limiterons, qui demandait des bâtiments spécialement
conçus pour lui. L'Opéra d'Alger, l'un des premiers
construits en Afrique du Nord et le plus important, se hissa
au meilleur rang français par sa qualité (3). Celui
d'Oran, second en importance, n'en tenait pas moins toute sa
place dans la vie culturelle de l'Ouest algérien et, d'une
certaine façon, il témoignait de l'originalité
de l'histoire de la cité.
-
- Notes
- 1 -
On peut citer l'exemple
de Saint-Arnaud, dans la région de Sétif, 8870
habitants en 1933, qui se dote d'un théâtre en 1934
- 2 - L'exemple le plus célèbre
reste celui de La Famille Hernandez de Geneviève Baïlac,
créée à Alger en 1957 puis jouée
à Paris bien avant l'indépendance.
- 3 - Dès le 12 novembre
1830, le gouverneur autorise la construction d'une salle de spectacle.
La salle du square Bresson, uvre de Chasseriau, sera inaugurée
en 1853.
Le Colisée
Oran est sans doute l'unique ville
de la future Algérie à avoir possédé
un théâtre de conception européenne avant
la conquête française. En effet, dans l'ancien Presidio
espagnol, en dépit, ou à cause, de leur situation
d'assiégés (4), dont témoignent toutes les
fortifications qui protégeaient le site contre les assauts
des tribus hostiles, les habitants menaient une vie assez brillante
vouée à tous les plaisirs, ce qui valut le surnom
de « corte chica » (5) à la cité. Elle
a éveillé l'imagination des écrivains espagnols
de l'époque qui l'ont choisie pour cadre d'intrigues amoureuses
mettant en cause chrétiens et Maures (6). Il est probable
que le théâtre, notamment musical, a fait partie
des distractions pratiquées par les aristocrates exilés
à Oran. En tout cas, la ville se dote d'un théâtre,
le Colisée, à la fin du XVIIIè siècle
(7).
-
- On peut penser qu'on a pu y représenter
des zarzuelas, genre musical fort prisé à la cour
madrilène. Ce nom étrange vient de celui donné
à un simple pavillon de chasse situé près
de Madrid (8), dans un lieu sans doute rempli de ronces puisque
tel est le sens premier du mot zarzuela. Par métonymie,
il a désigné ces divertissements, mélange
de paroles, de musique et de danses, composés sur des
sujets allégoriques ou mythologiques que le roi
Philippe IV d'Espagne, au XVIIè siècle,
aimait écouter pour se délasser après une
journée de battue.
Quand les Français entrèrent, le 4 janvier 1831,
dans la ville qu'ils rebaptisèrent Oran, ils n'auraient
trouvé qu'un seul Espagnol (9), sur les 2750 habitants,
dont 2500 juifs qui n'ont pas fui à l'arrivée des
conquérants. Mais l'empreinte espagnole est toujours là
dans toutes les fortifications qui ont résisté
au séisme de 1790.(11) Les Espagnols ne tardent pas à
reprendre pied dans l'ancien Presidio à la suite des troupes
françaises. Celles-ci transitent par les Baléares
pour s'y ravitailler et elles y engagent, au passage, de la main-d'uvre
pour se décharger de tous les travaux de terrassement
nécessaires à leur avancement, car les soldats
doivent continuer à combattre. Des raisons économiques,
comme politiques (12), vont drainer vers l'Oranie, une forte
population ibérique tout au long du XIXe siècle.
La majorité vient des provinces pauvres d'Andalousie et
du Levant. Les pêcheurs traversent le passage assez étroit
entre Alicante et Oran dans leurs propres barques et ils occupent
la basse ville, celle-là même que leurs compatriotes
avaient bâtie durant les deux siècles précédents.
Ce quartier gardera une forte empreinte espagnole jusqu'à
la fin de la présence française. La facilité
des relations avec Alicante, permettait aussi des séjours
alternés entre les deux rives. Ce flux, d'abord saisonnier,
amène peu à peu une population qui se fixe sans
espoir de retour (13). Aussi, la langue entendue dans la rue
oranaise était-elle l'espagnol et les chansons s'échappant
par les fenêtres restées ouvertes à la mode
méditerranéenne, étaient majoritairement
ibériques d'autant plus que, dès que la technique
l'a permis, on a capté Radio Andorra ou Radio Melilla.
En 1950, la population oranaise originaire d'Espagne est estimée
à 65 % du total des Européens, eux-mêmes
plus nombreux que les musulmans. Cela ne pouvait manquer d'avoir
des conséquences sur les goûts musicaux de la ville.
-
- Notes :
- 4 - Ce mot désigne
une place forte mais aussi un lieu de relégation pour
les opposants politiques ou les condamnés de droit commun.
Le roi d'Espagne expédiait ainsi à Oran, ville
conquise par les troupes du cardinal Francisco Ximénes
de Cisneros en 1509, tous ceux qui avaient eu le malheur de lui
déplaire. Perdu une première fois en 1705, repris
en 1732, le Presidio sera abandonné définitivement
en 1792 par l'Espagne, après le terrible tremblement de
terre du 8 octobre 1790, le roi Charles IV refusant de payer
pour la reconstruction de la ville.
- 5 - Cette acception de «
petite cour » se voulait ironique de la part de la métropole.
- 6 - On en trouve trace dans
la littérature française du premier tiers du 18e
siècle : un des héros de l'abbé Prévost
manque de se retrouver prisonnier dans cette place.
- 7 - Piesse (Louis), Oran
en 1874, Itinéraire historique et descriptif de l'Algérie
de Tunis et de Tanger, Collection des Guides Joanne, 1874
: « Les Espagnols possédaient à Oran un
beau et grand théâtre qu 'on appelait le Colisée,
ou bien encore théâtre de la Sonora. Faut-il conclure
de cette dernière appellation que le monument en question
fut construit par don José de Galves, exilé à
Oran en 1782, après avoir été fait marquis
de la Sonora, où il avait été envoyé
comme inspecteur général en 1779. Les bâtiments
du Colisée furent disposés, après 1831,
pour recevoir les dépôts des corps de troupes envoyées
dans la province d'Oran, et plus tard, ce qui restait de ces
bâtiments fut confondu dans une partie de l'hôpital
militaire actuel [Baudens]. » L'hypothèse sur
l'origine de ce théâtre, reprend celle émise
par Henri-Léon Fey dans son Histoire d'Oran, avant,
pendant et après la domination espagnole, Oran, Typographie
Adolphe Perrier, éditeur, 1858, p. 184-185. Avant ce bâtiment
conçu pour fêtes et réunions, l'alcade de
la ville, vers 1768, avait fait aménager une caserne en
théâtre, à l'usage des soldats, agrandie
quatre ans plus tard d'une troisième rangée de
loges. On y donnait des comédies et des bals populaires
(cf. Alfred Salinas, Oran la Joyeuse. Mémoires franco-andalouses
d'une ville d'Algérie, Paris, L'Harmattan, 2004, p.
90).
- 8 - Le Palacio de la Zarzuela,
développement de ce pavillon primitif, est actuellement
la résidence officielle du roi Juan Carlos.
- 9 - En fait un Français,
naturalisé espagnol, arrivé avant 1792 et qui,
devenu musulman pour être son orfèvre attitré,
servit auprès du Bey d'Oran comme consul d'Espagne. Cf.
Eugène Cruck, Oran et les témoins de son passé.
Récits historiques et anecdotiques avec un plan de la
ville, Édition nouvelle mise à jour et augmentée
de nombreux chapitres, notes, dessins et photographies, Oran,
Heintz Frères, 1959, p. 161-164.
10 - Ces chiffres s'expliquent par la fuite des Turcs qui avaient
repris la ville en 1792 et par l'arrivée massive des Juifs
venus de l'extérieur se mettre sous la protection des
Français.
11 - Le Château Neuf, les forts Sainte-Barbe, Saint-Pierre,
Saint-André, Lamoune, tous dominés par le fort
de Santa-Cruz, qui couronne le Murdjadjo et qui doit son nom
au marquis qui l'a fait édifier en 1563.
12 - Comme les trois guerres carlistes: 1833-1840; 1846-1849;
1872-1876.
13 - On appelait ainsi golondrinas, hirondelles, les ouvriers
agricoles andalous qui, au xixe siècle allaient en Algérie,
en Oranie en particulier, pour travailler pendant quelques mois.
Gabriel Audisio, fils d'un grand directeur de l'Opéra
d'Alger du début du XXe siècle, raconte que la
domestique qui le gardait pendant la période scolaire
à Alger, repartait le reste de l'année en Espagne
(cf., L'Opéra fabuleux, Paris, Julliard, 1970).
-
- Le casino-théâtre
du Bastrana
Dès 1844, on avait installé,
essentiellement à la demande de cette population immigrée,
et à titre provisoire, sur la place de la Perle (14) des
tréteaux, une scène, un rideau et des bancs pour
permettre, à la belle saison, des représentations
données principalement par des troupes venues d'Espagne.
La précarité de l'installation, mal suppléée
par l'existence d'obscures salles aménagées au
fond de cafés, fait souhaiter la construction d'une salle
de spectacle digne de ce nom (15). Un arrêté ministériel
du 22 février 1848 autorise la création, longtemps
attendue, d'un casino-théâtre dans les jardins de
Bastrana dont il prend le nom. Le terrain fortement raviné
en contrebas du Château Neuf, oblige à des travaux
de comblement. Pour rassurer le public inquiet sur la solidité
de la construction, on fait défiler, à 5 heures
du matin, des troupes au pas de charge dans la rue, alors qu'on
a lesté le toit de l'édifice depuis plusieurs jours
d'un poids de 80 tonnes. Le test étant réussi,
on annonce l'ouverture de la salle pour le 25 janvier 1849.
-
La
bâtisse en pierres blanches se dressait rue de Turin, au
débouché de la promenade de Létang tracée
en 1836 dans les glacis du Château Neuf. La foule dut faire
la queue durant deux heures avant de pouvoir entrer dans une
salle en forme de lanterne dont le parterre s'enfonçait
à peine sous le balcon et les premières loges.
« Le théâtre toujours provisoire [...], est
fort bien aménagé sous le rapport des dégagements
et des places, d'où le public ne perd rien des jeux de
la scène. Tout petit que soit ce théâtre,
il prouve ce que pourra faire plus tard son architecte avec plus
d'emplacement et d'autres matériaux » (16). Grâce
à sa cloche en bois, il possédait, aux dires des
habitués qui l'ont fréquenté, une très
bonne acoustique, que certains trouvaient supérieure à
celle du futur théâtre municipal pourtant de qualité.
De simples bancs de bois ornaient le parterre sur lesquels, à
l'entracte, on déposait son mouchoir pour marquer sa place.
Les programmes sont variés, allant des spectacles musicaux,
numéros de music-hall, spectacles religieux aux parodies
animées par des comiques troupiers. Les chroniques de
l'époque témoignent du caractère hispanique
d'une partie des distractions offertes.
-
- En mai-juin 1865, lors la visite de
Napoléon III en Oranie, de larges banderoles brandies
au nom des « treinta y dos mil Españoles en la
provincia de Oran » proclament leur reconnaissance
au souverain : « A Napoleón III, la colonia española
agradecida ». Pour l'occasion, la salle du casino-théâtre
a été rénovée et les bancs remplacés
par des stalles en bois. L'imprégnation culturelle dominante
de la ville se manifeste dans le spectacle offert à l'empereur
dès le soir de son arrivée : on joue une pièce
en espagnol sans autre précision - qu'il salue en donnant
plusieurs fois le signal des applaudissements (17). Le guide
Joanne, quelques années plus tard, précise : «
On joue tous les genres, y compris le grand opéra, sur
le théâtre d'Oran ; des compagnies espagnoles viennent
y donner des représentations pendant la saison d'été
» (18). On peut s'inquiéter de la qualité
des exécutions musicales quand on lit la description faite,
en 1872, par un voyageur : un orchestre de zouaves composé
de trois pistons, d'un bugle et d'un tambour... (19) Le député
Gustave Rivet, ancien secrétaire privé de Victor
Hugo, visite le Bastrana en avril 1886 et il en parle comme du
« théâtre espagnol », soulignant ainsi
le caractère essentiel du programme.
- Or l'ouverture de cette salle coïncide
avec la période de la renaissance de la zarzuela, dont
elle va être pour longtemps le principal lieu de représentation.
La ville renoue ainsi probablement avec les habitudes de l'ancien
Presidio. Les musiciens de l'époque baroque ne dédaignaient
pas les rythmes et les airs populaires qui côtoyaient des
formes plus élégantes (20). En s'éloignant
peu à peu de la veine espagnole, à cause des musiciens
italiens invités à la cour madrilène, comme
Boccherini, ce genre était tombé en désuétude
à la fin du XVIIIè siècle, en Espagne. Il
renaît vers 1850 et entre dans son âge d'or : parmi
les 10 000 uvres recensées, 80 % sont créées
entre 1880 et 1920. Tous les grands succès sont donnés
à Oran et ce, jusqu'au début des années
1950.
La musique se nourrit toujours de rythmes populaires (21) mais
les sujets ne sont plus puisés dans la mythologie ou dans
la tradition pastorale : ils mettent en scène le petit
peuple de Madrid (22) ou de la campagne, mêlant pathétique,
rire, émotion, grands sentiments et joie de vivre. A l'origine,
ces uvres se jouaient parfois dans les quartiers populaires
de Madrid comme celui de Lavapiés (23), mais elles attiraient
aussi des spectateurs plus élégants en mal de plaisirs
colorés et piquants. Les aristocrates français
avaient éprouvé le même penchant pour les
spectacles, parfois graveleux, offerts par le théâtre
de la Foire à Paris, au XVIIIè siècle. Le
genre se partage entre des formes brèves, el genero
chico, plutôt comique mais toujours avec une action
sentimentale et el genero grande, proche de T
- l'opéra-comique, voire de l'opéra,
largement inspiré de l'opéra italien ou français
(24). Des titres comme Bohemios (25) renvoient autant
à Murger qu'à Puccini ; Giménez n'hésite
pas à écrire, en 1901, un Barbero de Sevilla
qui s'affirme clairement comme un clin d'il rossinien.
La Corte de Faraón de Vicente Lleó, sorte
de revue satirique avec des couplets à sous-entendus coquins
(26), se présente en 1910, comme une parodie à
Aïda, avec des clins d'il en direction de La
Belle Hélène, La Veuve Joyeuse et même
de Lohengrin. Il y en a donc pour tous les goûts.
C'est un genre immédiatement accessible car il parle à
la sensibilité d'un public parfois illettré et
sans formation musicale qui se plaît à ces histoires
souvent émouvantes où travail, fidélité
et loyauté sont toujours récompensés. Il
y retrouve un monde familier avec ses difficultés quotidiennes
ou, au contraire, un univers qui fait rêver à un
monde meilleur. Les moments de forte émotion, réservés
au couple de héros, sont toujours coupés par des
scènes de détente confiées à un couple
de comiques.
Ces uvres chantent aussi l'attachement à la terre
natale (27), ce qui ne pouvait qu'émouvoir un public d'exilés,
souvent dépourvus de tout bien. Le public, originaire
d'Espagne, retrouve sans doute, plus ou moins consciemment, dans
ce spectacle ses vraies racines. Ce petit peuple, réputé
sans culture, relégué dans des emplois subalternes,
puise dans ces spectacles une raison d'être fier d'un pays
capable de produire un tel enchantement. Trop souvent traités
de « Caracoles » (28), de « Cinquante-pour-cent
» (29) ou de « Migas » (30), tenus
à l'écart par les « vrais Français
», ces spectateurs viennent chercher une sorte de reconnaissance
sociale qu'on leur refuse par ailleurs. À cela s'ajoute
la nostalgie de l'Espagne pour les uns et, pour les plus jeunes
qui n'y sont pas nés, la curiosité de découvrir
une patrie inconnue et que certains d'entre eux ne connaîtraient
d'ailleurs jamais. De plus, ces représentations donnaient
l'occasion d'entendre de très belles voix, ensoleillées
et chaudes, comme les apprécient les Méditerranéens.
Jusqu'au début des années 1950, chaque année,
surtout en été, des troupes espagnoles sont venues
régulièrement à Oran.
-
- Quand le casino Bastrana cessa toute
activité théâtrale, dans l'entre-deux-guerres,
elles se produiront parfois au théâtre municipal,
mais celui-ci trop onéreux pour des troupes parfois faméliques,
trouveront refuge dans les cinémas de la ville qui, à
l'époque, possédaient une scène, comme le
« Pigalle », près de la place des Victoires,
au bas de la rue Arago ou dans des quartiers plus éloignés
comme Saint-Eugène.
-
- En été, c'était
le Petit Vichy qui les accueillait. Bien avant les « événements
» d'Algérie, peut-être à cause de difficultés
propres à l'Espagne, elles mirent fin à leur venue.
La dernière à se produire, pendant l'hiver 1951
ou 1952, avait de réels problèmes économiques,
quêtant l'appui d'un directeur disposé à
leur prêter une salle de cinéma et trouvant auprès
des aficionados le couvert qu'ils payaient de concerts privés.
Ces troupes venaient généralement pour une durée
d'un mois et jouaient tous les soirs un spectacle différent
et, de plus, aux horaires espagnols, c'est-à-dire commençant
très tard et se terminant largement après minuit,
d'autant plus qu'avec le gênero chico, elles n'hésitaient
pas à donner deux spectacles différents dans la
même soirée. Les vrais mordus parmi les spectateurs
ne dormaient pas pendant un mois et emmenaient femme et enfants,
faute de baby-sitter; d'ailleurs, pour rien au monde, un membre
de la famille n'aurait voulu manquer les représentations.
Ces compagnies, comme celle de Juan Gas, qui joua ensuite en
Espagne dans les meilleurs théâtres, faisaient de
larges circuits qui, pour l'Afrique du Nord, passaient tout naturellement
dans les enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla pour continuer
vers Oran, Sidi-Bel-Abbès. Mais elles traversaient aussi
l'océan pour se produire en Amérique du Sud. C'est
dire que les difficultés économiques ne signifiaient
pas médiocrité artistique. Beaucoup de ces artistes
étaient de jeunes chanteurs qui ont fait de grandes carrières
dans leur pays et en Amérique (31).
Peut-être, la raison principale de la disparition de ces
tournées, est à chercher dans la raréfaction
d'un public dont la désaffection signifiait la bonne intégration
de ces Oranais qui pensaient désormais moins à
leurs origines espagnoles qu'à leur nationalité
française, acquise et transmise à leurs enfants
avec fierté. La radio, comme en métropole, banalisait
les variétés et détournait le jeune public
de spectacles un peu plus exigeants. Pour l'exotisme, après
la Seconde Guerre mondiale, les « espagnolades »
de Francis Lopez venaient, à point nommé, apporter
l'éclat du grand spectacle avec lequel les troupes espagnoles
qui se déplaçaient, comme les cirques, avec tous
leurs accessoires, costumes et décors, nécessairement
succincts, ne pouvaient plus rivaliser. Ainsi disparaissait de
la scène oranaise, après pratiquement un siècle
de présence constante (32), un genre lyrique si typiquement
espagnol que la France l'ignora totalement jusqu'à ces
deux ou trois dernières décennies. Oran, sans le
vouloir ni le savoir, a été à l'avant-garde
des échanges musicaux franco-espagnols (33). Mais le monde
de la zarzuela, s'il était regardé de haut par
les « vrais Français », a surtout été
un apprentissage de l'art lyrique pour une population d'origine
modeste. C'était un public fervent d'hommes et de femmes
de toutes conditions dont les plus pauvres n'étaient pas
forcément les moins nombreux. Le grand mérite du
théâtre Bastrana, parce qu'il jouait aussi, et de
plus en plus, le répertoire français et italien,
aura été d'ouvrir ses habitués à
d'autres formes lyriques, leur permettant un apprentissage de
l'opéra international qui, à partir de 1907, s'est
déplacé vers les quartiers plus élégants
qui se construisaient en direction du plateau Karghentah.
Thérèse et Paquita, deux tantes d'Emmanuel Roblès,
simples cigarières à la fabrique de tabacs Bastos
de la Marine et fidèles abonnées à l'Opéra
municipal, aux fauteuils non-numérotés du troisième
balcon ( le « poulailler »), ne rataient aucune représentation
d'opérettes ou d'opéras. L'écrivain lui-même,
enfant turbulent, s'astreint à de longues queues le dimanche
pour obtenir les places les moins chères, non numérotées,
que ce fût pour Carmen où il allait applaudir
un camarade qui chantait dans le chur d'enfants ou bien
Manon, La Vie de Bohème, Madame Butterfly
ou, dans un genre plus léger, La Veuve joyeuse
(34). Malgré l'édification, en 1871, d'une halle
couverte à l'armature métallique proche du casino
qui permet une destination commune pour certaines manifestations,
le lieu se révèle trop petit. Pendant presque soixante
ans, la vie artistique oranaise, particulièrement pour
le lyrique, a vécu à l'heure du Bastrana (35),
mais la population aspire à une salle de spectacle digne
de ce nom et affuble le casino d'un surnom peu flatteur, celui
de « bicoque ».
-
- Notes
- 14 - Il s'agit de l'ancienne
Plaza de Armas de la ville espagnole, rebaptisée ainsi
du nom de la corvette qui faisait la navette entre Oran et Alger
en l'absence d'une route terrestre. Elle avait fait naufrage
au large d'Oran.
- 15 - Cruck (Eugène),
op. cit., p. 381-382. Le premier « théâtre
» daterait de 1844 : dans l'arrière-salle du café
« Au rendez-vous du vieil Oran », rue d'Alger, sur
une estrade dressée devant un mur décoré
d'une représentation du Murdjadjo, se donnaient, jusqu'en
1849, des spectacles dans une salle enfumée par les quinquets
qui faisaient suffoquer les chanteurs.
16 - Guide Joanne, éd. 1879.
- 17 - Saint-Félix (René
de), Le voyage de S. M. l'Empereur Napoléon III en
Algérie et la régence de S. M. l'Impératrice,
mai-juin 1865, Paris, Eug. Pick, de l'Isère, Editeur,
1865, p. 139 et p. 156.
18 - Op. cit., édit 1879.
19 - Cruck (Eugène), op. cit., p. 382.
20 - La vogue des baroqueux a permis ces dernières années
la redécouverte de ces pièces : par exemple, Viento
es la dicha de amor, 1743, zarzuela baroque de José
de Nebra exhumée et jouée par Christophe Coin en
1992 dans le cadre de « Madrid capitale culturelle de l'Europe
» et enregistrée chez Auvidis.
21 - Exemples: fandango et boléro (La Boda de Don Luis
Alonso, El Baile de Luis Alonso, musique de Gerónimo Jiménez,
1897); jota (El trust de los tenorios de José Serrano,
1910). Le paso doble du Gato Montés de Manuel Penella,
1916, est devenu un classique pour saluer l'entrée du
torero lors des corridas.
22 - Federico Chueca, La gran Vía (1886), Tomás
Bretón, La Verbena de la Paloma (1894), Ruperto Chapí,
La Revoltosa (1897).
23 - Ce quartier donne son nom à une célèbre
zarzuela de Francisco Barbieri, El Barberillo de Lavapiés,
1874.
- 24 - Marina, d'Emilie»
Arrieta, est présentée sous la forme d'une zarzuela
en deux actes en 1855 et reprise, en 1871, sous une forme opératique
en trois actes.
25 - Amadeo Vives, 1903.
26 - Elle aurait été interdite sous Franco jusqu'en
1975.
27 - Jacinto Guerrero, Los Gavilanes, 1923.
28 - « Escargots » car ils arrivaient avec leur maison
sur le dos, c'est-à-dire avec un simple baluchon contenant
la totalité de leurs pauvres biens.
29 - Surnoms donnés aux « Néo-Français
», les Espagnols récemment naturalisés, ainsi
qu'à leurs enfants, pour signifier qu'ils ne seraient
jamais totalement français. Emmanuel Roblès, raconte
dans Jeunes Saisons, qu'exaspéré d'être
traité avec mépris de « Cinquante-pour-cent
» par un camarade, il avait répliqué,
blessé au plus profond de lui-même, qu'il n'était
pas « Cinquante mais zéro pour cent de Français
». (Op. cit., Paris, Seuil, 1995, p. 78).
30 - Les migas (littéralement, miettes de pain,
cuites dans un mélange d'eau et d'huile avec de l'ail),
constituaient le plat des plus démunis, surtout dans les
jours qui précédaient la maigre paye.
- 31 - Les parents de Placido
Domingo, chanteur célèbre de zarzuela, sont partis
dans les années quarante, s'installer à Mexico
où une place publique porte aujourd'hui le nom de la mère
du célèbre ténor.
32 - La zarzuela a connu, en Espagne même, une éclipse,
à partir des années 1960, dont elle est sortie
avec un éclat international depuis seulement une vingtaine
d'années, grâce à des personnalités
comme Placido Domingo, star internationale du chant.
33 - Le théâtre de Toulouse vient de donner, en
juin 2007, avec des solistes espagnols, mais les churs
et l'orchestre du Capitole, la zarzuela d'Amadeo Vives, Dona
Francisquita, (1923), représentation retransmise sur
les ondes de France Musique.
- 34 - Op. cit., p. 57-58.
Dans Saison violente, c'est sa mère, illettrée
et n'ayant jamais mis les pieds dans une salle de cinéma,
qui va « de loin en loin au théâtre »
pour assister « à des spectacles d'opérette
comme La Bayadère ou Le comte de Luxembourg,
ou à des drames espagnols comme "La Tempestad
ou Maria de la O. », op. cit., rééd.
Editions Rombaldi, 1981, p. 43.
35 - Dans tous les sens du terme puisque le fronton avait été
rapidement orné d'un cadran d'horloge éclairé
la nuit.
-
- Le théâtre
municipal
-
- Il faut attendre l'arrivée d'un
maire, natif de la ville, Hippolyte Giraud, homme de vaste culture,
grand voyageur, désireux de faire d'Oran une des plus
belles villes méditerranéennes, pour que la construction
d'une nouvelle salle soit décidée. En septembre
1905, il préside à la cérémonie de
la pose de la première pierre du futur théâtre
ayant à ses côtés l'un des grands gouverneurs
généraux de l'Algérie, Auguste Jonnart et
le député d'Oran, ministre de l'Intérieur
et chef du parti colonial, Eugène Etienne. Le nouvel édifice
s'érige en bordure de la place d'Armes (ex-place Napoléon
et future place Foch). On ne pouvait rêver meilleur endroit.
Depuis 1888, l'hôtel de ville, largement inspiré
par celui de Paris, se dresse au sud de la place, à l'opposé
du Cercle militaire, au nord.
-
- Ces symboles de l'autorité civile
et militaire française, sont légitimés par
la colonne qui se dresse avec élégance au centre
de la place en souvenir de la bataille de Sidi-Brahim. Elle rappelle
que c'est au prix de l'héroïsme des soldats français
qui avaient su résister jusqu'au dernier aux assauts des
hommes d'Abd-el-Kader, que la ville était pacifiée
et prospère.
-
- Le théâtre venait parachever,
par sa fonction culturelle, l'affirmation d'une présence
française bénéfique. Ce sont les frères
Perret (36), qui réaliseront plus tard le théâtre
des Champs-Elysées à Paris (1912-1913), qui sont
sollicités. Leurs carnets d'esquisses (37) reflètent
les discussions houleuses avec le maître d'uvre qui
finit par imposer ses vues.
-
La
salle était conçue, au départ, comme un
simple parallélépipède de béton armé
dont la façade était rythmée par trois grandes
ouvertures, éclairant la vaste salle du foyer principal.
Le style, compromis entre le roman et le mauresque, en était
dépouillé. Mais ces fenêtres s'ornent finalement
de trois balcons arrondis, à balustrades de pierre, ornées
dans le haut de motifs d'architecture sculptés ou moulés.
Deux tours carrées surmontées de deux coupoles
dorées, coiffant quatre pilastres, garnies de motifs décoratifs,
s'élancent un peu lourdement vers le ciel. Comment reconnaître
dans cette pâtisserie, très Napoléon III,
la griffe des rois du béton ? Elle rappelle davantage
la silhouette de la salle construite par Garnier à Monte-Carlo
en 1878. Entre ces coupoles, se détache un groupe sculptural,
réalisé par Victor Fulconis (38) : en son centre,
une femme, drapée à la mode antique, élève
son bras droit vers le ciel, tandis qu'elle tient une lyre dans
son bras gauche replié. Par son attitude, elle rappelle
une statue, masculine celle-ci, de l'Opéra Garnier à
Paris. On peut penser que les souvenirs de voyageur et de mélomane
d'Hippolyte Giraud ont pesé lourd dans ces choix. Plus
émouvante, au rez-de-chaussée, à l'intérieur
du bâtiment, la frêle silhouette de « La
Source » sourit à son reflet dans le miroir
d'eau d'une fontaine située dans le couloir circulaire
donnant accès aux fauteuils d'orchestre. Les plafonds
du foyer, comme de la salle, sont ornés de peintures de
Mulphin qui restera longtemps le décorateur des spectacles
lyriques de ce lieu : les angelots et les dames couvertes de
voiles vaporeux sont parfaitement dans le goût bourgeois
du temps.
-
- Commencée en 1906, la construction
prend du retard; la population est impatiente de franchir la
grande porte de fer forgé ouvrant sur le hall d'entrée.
L'inauguration est annoncée pour le 10 décembre
1907 alors que l'escalier extérieur de douze à
quinze marches (le trottoir est en légère pente
vers la rue Philippe) n'est pas terminé et que les deux
larges escaliers intérieurs menant aux trois étages
de la salle, étaient encore dépourvus de leurs
balustrades ouvragées.
Pour la soirée inaugurale, le 10 décembre 1907,
les deux directeurs de la nouvelle scène municipale, Portal
et Grazi avaient choisi Faust, l'opéra de Charles
Gounod en cinq actes et sept tableaux, d'après le poème
dramatique de Goethe (39). Les chanteurs, venus spécialement
de métropole, étaient accompagnés par un
orchestre de quarante musiciens. Selon les chroniqueurs, la soirée
fut un triomphe (40)... ou un désastre (41). Les spectateurs
doivent évoluer au milieu de gravats et, au cours de la
représentation, les ouvriers continuant leurs travaux
troublent la représentation qui n'ira pas à son
terme.
-
Aussi,
une seconde inauguration aura-t-elle lieu quelques mois plus
tard, le 29 octobre 1908, cette fois-ci en présence du
général Lyautey, en grande tenue,
et du nouveau maire Colombani. Il s'agit d'un concert dont la
chronique a retenu l'exploit vocal du principal invité,
Léonce Escaláis, ténor héroïque,
qui chante sept fois de suite le grand air du Trouvère.
« Supplice infâme »
: il aura poussé quatorze contre-ut en un quart d'heure.
Cette soirée mémorable n'était que le prélude
du grand répertoire annoncé pour la première
saison : Hérodiade, donné dès le
lendemain, 30 octobre, et Werther, opéras de Massenet
; Sigurd de Reyer, Guillaume Tell de Rossini, Lohengrin
de Wagner, L'Africaine de Meyerbeer, Carmen de
Bizet, Les Mousquetaires au Couvent de Louis Varney, La
Mascotte d'Edmond Audran. À l'exception de Rossini,
ces opéras et opérettes, en majorité français,
appartiennent à la seconde moitié du XIXe siècle,
et avaient été créés dans les années
1880. Autant dire des uvres contemporaines que ne tardèrent
pas à rejoindre les opéras du tournant du siècle
comme La Bohème, Tosca de Puccini. Répertoires
français et italien, toujours donnés en français
comme cela se faisait en France avant 1970, constitueront le
fond du répertoire dans lequel puiseront les différents
directeurs de la nouvelle salle. Wagner sera surtout présent
avec le Vaisseau fantôme et Lohengrin ; il
n'est pas sûr que le Ring y ait jamais été
donné dans son intégralité. En revanche,
les « Viennois », Lehar et Kalman fourniront
régulièrement de nombreux spectacles d'opérettes,
notamment pour les fêtes de fin d'année. Les créations
parisiennes étaient rapidement reprises en Algérie.
Aux opéras et opérettes (le nombre de ces dernières
devint rapidement égal aux premiers), s'ajoutèrent
les ballets classiques et modernes. Dans les années cinquante,
la compagnie du marquis de Cuevas, jusqu'à la disparition
de son créateur, ne manquait pas de s'arrêter à
Oran dans ses tournées en Afrique du Nord. Les concerts
symphoniques complétèrent ce panorama musical grâce
aux Jeunesses musicales de France qui permirent d'entendre de
grands solistes (42). La musique orientale avait aussi son cycle
et les grands noms du flamenco ne manquaient pas de se faire
entendre. Si l'on ajoute les tournées des galas Karsenty
(43), les cycles de conférences, on voit que le théâtre
municipal d'Oran faisait vivre son public au rythme de la vie
culturelle de la métropole dans tous ses aspects, y compris
celui de certaines revues plus délurées que les
graves opéras. Pour s'en tenir aux seuls spectacles lyriques,
le répertoire se caractérise par la générosité
vocale exigée des interprètes à qui le public,
impitoyable, ne pardonne aucune faiblesse. Seules importent la
beauté des voix et le contre-ut attendu avec impatience.
Il est moins attentif aux sujets, souvent compliqués :
« En Algérie, la littérature vient loin
derrière le bel canto », remarque Jules Roy
(44). La répartition des rôles offre heureusement
à l'auditeur, des points de repères presque invariables.
Comme l'a dit un humoriste, « L'opéra, c'est
simple, c'est l'histoire d'une soprano qui aime un ténor
qui l'adore, mais un méchant baryton fait tout pour les
séparer ». Pour outrancière qu'elle soit,
cette formule se vérifie dans la presque totalité
des opéras du XIXe siècle. L'exception des Pêcheurs
de perles, dont le dénouement heureux est permis par
le genre de l'opéra-comique auquel cette uvre appartient,
confirme la règle. Cette dernière se complique
parfois par la présence d'une basse (diabolique comme
Méphisto ou protectrice comme le frère Laurent
qui unit Roméo et Juliette) ou d'une mezzo, dangereuse
séductrice comme Dalila ou quelque peu sorcière
comme Azucena. A l'invraisemblance des livrets s'ajoute la difficulté
de compréhension des paroles : que peut comprendre un
spectateur moyen, surtout s'il est jeune, sans texte sous les
yeux, à d'étranges phrases comme celle-ci : «
Rachel,/ quand du Seigneur,/ la grâce tutélaire,/
en mes tremblantes mains,/ confia ton berceau... »?
Les expressions rares, les inversions syntaxiques, les diérèses
imposées par le découpage mélodique, rendent
difficiles, à première audition, la perception
du sens. Marcel Proust s'en amuse dans À la Recherche
du temps perdu lorsqu'il affuble une jeune prostituée
prénommée Rachel du sobriquet « Rachel-quand-du-Seigneur
». Ce qui prouve au passage la popularité de
cet opéra d'Halévy à l'aube du XXe siècle.
Et pourtant, aujourd'hui encore les foules se battent pour obtenir
des places pour entendre ces fadaises. Cela tient à la
magie de la musique et surtout de la voix humaine. Rien n'est
plus sensuel que ce son qui pénètre au plus intime
de l'être et prend littéralement aux tripes. Les
pères, si sourcilleux sur la vertu de leurs filles en
Algérie, les amenaient pourtant ingénument à
ces spectacles où tout parle des plaisirs de l'amour :
« À moi les plaisirs, les jeunes maîtresses...
», s'exclame Faust à la vue de Marguerite ; «
L'amour est un oiseau rebelle... », raille Carmen
pour aguicher Don José. Se doute-il, ce père, que
sa progéniture tombe amoureuse de tous ces ténors,
plus rarement des barytons, et qu'elle se rend à l'opéra
comme à un rendez-vous d'amour faisant siennes les paroles
de Dalila, « Mon cur s'ouvre à ta voix...
»? Témoin, ce cri du cur d'une spectatrice
oranaise à l'entrée en scène de Guy Fouchet
qui revenait régulièrement chanter dans les années
cinquante : « Ah! Mon petit Fouchet, je t'aime !
». Le « petit » était un solide
gaillard, au visage plaisant, il est vrai, et à la voix
facile dont les rares disques trahissent malheureusement le charme
du timbre. Chaque voix a une sonorité propre qui n'atteint
sa plénitude que dans l'acoustique d'une salle où
elle peut s'épanouir.
- Les micros, même aujourd'hui,
restent parfois en deçà de la perception directe.
D'où l'impact unique d'une représentation sur scène.
Il y a quelque chose de mystérieux qui s'appelle la présence
et qui distingue les « bêtes de scène »
des simples chanteurs : les grands artistes ont une aura comme
les saints portent leur nimbe sur les tableaux religieux. À
peine en scène, ils attirent tous les regards, même
sans être beaux, et quand ils ouvrent la bouche, la salle
est à leurs pieds.
Les metteurs en scène tyranniques et mégalomanes
n'existant pas encore avant les années 1960, et personne
ne cherchant à plaquer une interprétation philosophico-politique
sur une histoire reçue au premier degré, seule
l'émotion suscitée par une musique peignant des
sentiments forts, l'amour, la trahison, l'espérance, le
désespoir, l'emportait. A l'exemple de ce qui se passait
dans les théâtres de province en métropole,
un simple régisseur mettait en scène les déplacements
des chanteurs ; des décors de carton-pâte, que l'on
reconnaissait d'une pièce à l'autre, suffisaient
à faire exister un univers que les spectateurs nourrissaient
librement de leurs propres fantasmes. La lecture féministe
et marxisante des livrets d'opéra en a fait le reflet
de la misogynie profonde d'une société bourgeoise
au moralisme étroit. Presque toutes les héroïnes
d'opéra seraient des victimes expiatoires des mâles
dominants dont elles ont osé braver les lois par amour
: les douces Cio Cio San ou Lakmé signent
leur arrêt de mort en se donnant à un bel étranger,
représentant un impérialisme destructeur (45).
Pourquoi ne pas proposer une lecture « oranaise »
de ces uvres? Une chose est frappante, dans ces ouvrages
: quel que soit le sujet, il y a toujours un couplet patriotique
bien dans l'esprit de la Troisième République.
Valentin est soldat dans l'uvre de Goethe mais,
loin du personnage de Gounod, il fréquente les cabarets
et non les champs de bataille. L'hymne à la gloire des
aïeux, comme la prière « Avant de quitter
ces lieux... », exprimant, conjointement, sentiments
patriotique et religieux, ne se trouvent pas là par hasard.
Bien des opéras de Verdi (46), comportent un couplet patriotique:
Le Trouvère, Aïda... Le célèbre
chur de Nabucco est un appel à la libération
du peuple opprimé. On sait le rôle joué à
Bruxelles en 1830 par la représentation de La Muette
de Portici d'Auber, dont l'air fameux, « Amour sacré
de la Patrie... », déclencha une émeute
en faveur de l'indépendance de la Belgique en 1830. Il
y a donc toujours une incitation à la ferveur nationale.
L'opéra du XIXe siècle, pour la partie populaire
de ses spectateurs, dans une société jeune comme
celle de l'Algérie, qui cherche son identité, fonctionne
- toutes proportions gardées - comme les cathédrales
du Moyen-Âge, ces livres de pierres où statues et
fresques racontent tous les épisodes qui fondent la foi
chrétienne. Ici tout est grand : la conquête coloniale
(L'Africaine), la gloire militaire (Aïda mais
aussi Les Saltimbanques), la nécessité de
rester à sa place sociale (Mireille), l'exaltation
de la grandeur de la civilisation européenne par rapport
à celle des Maures (Otello), le sens du sacrifice
(Guillaume Tell).
- Arnold choisit la cause patriotique
contre son amour : « O Mathilde ! Idole de mon âme...
Il faut donc vaincre ma flamme... ». Tout exalte la
patrie, conforte l'ordre social, comme le faisaient par ailleurs
l'école, le discours politique et religieux. Cette recherche
identitaire se vérifiait lorsqu'on voyait venir aux représentations
de La Juive un public inhabituel : comme l'avaient fait
les Espagnols avec la zarzuela, ces spectateurs s'identifiaient
aux deux héros persécutés de cet opéra.
Mais il n'était pas nécessaire d'être juif
pour partager les souffrances de Rachel, surtout quand
on entendait Jeanine Rinella dans ce redoutable rôle. L'opéra,
s'il divise parfois les mélomanes sur les qualités
d'un chanteur, abolit toutes les différences sociales,
ou autres, par la ferveur partagée qu'il suscite. Pour
un public, qui avait rarement fait de longues études,
l'opéra avait une fonction culturelle par l'ouverture
qu'il apportait sur les grands chefs-d'uvre de la littérature
mondiale qui ont inspiré ces ouvrages.
-
- Notes
- 36 - Auguste Perret (1874-1954)
crée en 1905 avec ses frères Gustave (1876-1952)
et Claude (1880-1956) une entreprise de béton armé
(dont ils utilisent pour la première fois les richesses
potentielles en 1899 au casino de Saint-Malo), associée
à une agence d'architecture. Auguste est le concepteur
(on lui devra la reconstruction du Havre récemment classée
au Patrimoine mondial architectural), Gustave, le dessinateur
tandis que Claude fait fonctionner l'entreprise et sa filiale
algéroise.
37 - cf. Les Frères Perret. L'uvre complète,
sous la direction de Maurice Culot, David Peyceré, Gilles
Ragot, Paris, Editions Norma/Ifa, 2000.
38 - Né à Alger en 1851 et mort à Oran en
1913, fils de Guillaume Fulconis qui a sculpté le socle
de la statue du duc d'Orléans à Alger.
- 39 - MmceNovello {Marguerite),
Mme Cle-Lange {Dame Marthe), M. D'Esterel {Faust), M. Cabrol
{Méphistophélès), M. Jeannot {Valentin).
40 - Roger Arnaud, Écho de l'Oranie, n° 296, janv.-fév.
2005.
41 - Cruck (Eugène), op. cit., p. 61.
- 42 - Pour ne citer que quelques-uns
: Jacques Thibaud, Yehudi Menuhin, Pablo Casals, Alfred Cortot,
Wanda Landowska...
43 - Fondés par un Oranais, Raphaël Karsenty en 1919,
rejoint bientôt par son neveu Marcel à Paris ; ils
amenèrent en Afrique du Nord et à travers le monde,
tous les grands spectacles parisiens, avec les grands comédiens
de l'époque, Raimu, Harry Baur, Dullin, Marie Bell, Valentine
Tessier, Sacha Guitry, Louis Jouvet.
- 44 - Préface à
L'Opéra fabuleux de Gabriel Audisio. Jules Roy ajoute:
« ma première vocation fut de devenir chanteur.
La vraie gloire de l'époque [quand il était en
sixième], je la situais sur les planches, devant la fosse
d'orchestre, sous un déguisement de prince lançant
à pleine voix la victoire, l'amour ou le malheur ».
- 45 - Clément (Catherine),
L'opéra, ou La défaite des femmes, Grasset,
1979.
46 - Son nom devient l'acronyme de « Viva Emmanuele Re
d'Italia », donc synonyme de résistance aux diverses
occupations étrangères et revendication de l'unité
italienne.
Les interprètes
-
- Mais les vrais héros des spectacles
d'opéra sont les interprètes et les grands noms
de chanteurs français ou francophones suffisent à
déplacer les foules.
Oran était une escale des tournées qui parcouraient
les grandes villes d'Afrique du Nord (Alger, Constantine, Casablanca,
Tunis), d'Est en Ouest ou inversement. Les chanteurs de premier
plan ne dédaignaient pas d'inscrire ces villes dans les
circuits qui les menaient parfois aux quatre coins du monde.
Escalaïs, déjà cité, au cours
d'une carrière qui s'est déroulée de 1883
à 1912, a chanté aux Etats-Unis, en Russie, Turquie,
Autriche, Egypte, Belgique, Hollande, Angleterre. C'est dire
que l'Afrique du Nord n'est pas ignorée par ces artistes
de stature internationale. Escalaïs, devenu professeur de
chant, a formé plus tard, Micheletti, Luccioni (2), Charleski
qui, à leur tour, enchanteront les Oranais dans l'entre-deux-guerres.
-
- José Luccioni avait une grande
admiration pour un autre corse, César Vezzani (3), presque
illettré mais qui a eu le privilège de participer
au premier enregistrement intégral électrique de
Faust en 1930 avec la meilleure basse de son temps, Journet.
Il aborda tous les rôles dont il a laissé de nombreux
témoignages au disque, du lyrique Werther au fort
ténor de Sigurd. La Première Guerre mondiale
l'empêcha de faire une carrière américaine
(4) et une brouille avec l'Opéra de Paris, l'obligea à
se cantonner aux théâtres de province et d'Afrique
du Nord.
- Un moment privilégié
pour les Oranais fut celui de la guerre 1939-1945, sur le plan
lyrique s'entend : les artistes fuyant Paris, puis la zone libre
envahie, vinrent pour de longues périodes chanter dans
les théâtres d'Afrique du Nord. Les Oranais n'hésitaient
pas à faire de longues queues (ils disaient « faire
la chaîne »), dès cinq heures du matin, se
relayant entre membres de la même famille jusqu'à
l'ouverture des guichets pour être sûrs de ne pas
manquer un spectacle. José Luccioni, notamment, laissa
des souvenirs inoubliables dans Carmen où il avait
pour partenaire Lucienne Anduran. Un soir, emporté par
sa fougue, alors que José précipite à terre
Carmen, la « fille maudite » qui le pousse
à rejoindre sa mère mourante, il le fit avec une
telle force que la malheureuse, le genou démis, ne put
se relever. Il avait chanté ce rôle à Oran
pour la première fois le 21 février 1934. Le chroniqueur
de l'époque affirme « qu'aucun Don José
ne peut lui être comparé pour la vérité
de ses attitudes, pour la compréhension des divers états
d'âme du personnage » (5). En 1940 et 41, il
se produit à Alger et Oran chantant de deux à quatre
fois par semaine, alternant Des Grieux et Samson.
Il revient en 1941, à Alger, puis Oran, où lors
d'un stupéfiant gala, les 13 et 21 mai, Faust est
donné, chanté à l'unisson par plusieurs
interprètes par rôle ! José unit sa voix
à celle de César Vezzani et de José Mallabrera
[ ... ] pour entonner le tableau de la prison aux prises avec
le double Méphisto de Savignol et de Roger Rico! »
(6). Vingt ans après, les heureux spectateurs en parlaient
encore.
-
- José Luccioni
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-
- César Vezzani
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-
- José Mallabrera
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-
- Les chanteurs belges qui prenaient
naturellement le chemin de Paris, n'ont pas manqué de
suivre les circuits nord-africains. Ce fut le cas, entre autres,
de Fernand Faniard, ténor héroïque qui s'illustra
à Oran dans Jean, Éléazar, Samson (7).
La vedette incontestable du chant français dans l'entre-deux
guerres reste Georges Thill qui se rendit cinq fois en Afrique
du Nord, dont quatre à Oran (1935, 1941, 1945, 1950).
S'il y chante Samson et Don José en 1935,
il n'y donnera ensuite que des concerts, contrairement à
Alger ou à Tunis. Faut-il croire que l'art raffiné
de ce chanteur laissait froids des Oranais amateurs d'un chant
plus exubérant? (8).
Si les grandes vedettes, déjà consacrées,
viennent en Algérie, et à Oran en particulier,
très vite des générations de chanteurs,
nés en Algérie, se forment et font leurs premières
armes sur cette terre avant d'aller faire triompher leur art
en métropole et au-delà. On peut citer Léonide
Olivier-Sportiello dont la voix de soprano lyrique autant que
la beauté physique ont enchanté les Algérois
et les Oranais avant qu'elle ne fasse la conquête de la
métropole (9). Louis Musy (10), un Oranais, participe,
avec Marthe Coiffier, née en 1896 également en
Algérie au premier enregistrement électrique intégral
du Faust déjà cité. Plus tard, un autre
Oranais, Roger Rico (12) gravera, à Londres, en 1948,
le rôle de Méphisto dans une autre intégrale,
demeurée célèbre, de cet opéra sous
la direction de sir Thomas Beecham.
-
-
- Léonide Olivier-Sportiello
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- Henri Médus
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- Leila ben Sedira
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- Marguerite est chantée par Géori
Boué qui viendra à Oran, une dizaine d'années
plus tard, interpréter Carmen avec le fils de José
Luccioni, Jacques, dont la carrière fut brève.
Henri Médus (13) fait ses études musicales à
Alger où le chef d'orchestre et compositeur Inghelbrecht
l'entend et l'engage au théâtre municipal de cette
ville en 1929 dans le rôle de Colline de La Bohème.
En 1933, il est admis, fait sans précédent, conjointement
à l'Opéra et l'Opéra-Comique. Il chanta
un vaste répertoire. La guerre l'empêcha, lui aussi,
de répondre à une invitation du Metropolitan Opera
de New York, mais il fit une carrière en Europe et en
Afrique du Nord avec la réputation d'être la basse
la plus profonde de son temps. Il participa à de nombreuses
créations (Le Marchand de Venise de Reynaldo Hahn
en 1935, dipe de Georges Enescu, le 10 mars 1936,
Bolivar de Darius Milhaud, Ariane et Barbe Bleue
de Paul Dukas). Un autre de ses compatriotes, René Bianco
(14), commence sa carrière à Bône en 1934
comme basse, puis fait ses débuts à Alger en 1940
comme baryton. Sa voix longue lui permettra de couvrir les deux
registres et de se faire entendre en Europe, et même en
Amérique, avant de devenir un professeur apprécié
de ses élèves. Il faut évoquer le cas rare,
sinon unique, de Leïla Ben Sedira (15). Elle incarne cette
assimilation à la culture française dont on a rêvé
pour l'Algérie tout entière, sans la voir se réaliser
pleinement. Elle était d'origine «quatre-quarts
» comme elle le disait elle-même : arabe-française-italienne-alsacienne.
Son grand-père, auteur d'une grammaire franco-arabe, enseignait
à la Faculté d'Alger. Sa famille fréquentait
Saint-Saëns pendant ses séjours algérois.
Le compositeur donna à Leïla enfant, ses premières
leçons de piano; elle partit, ensuite, étudier
à Paris. Là, on découvrit sa voix de soprano-colorature
et elle mena une brillante carrière jusqu'à la
Seconde Guerre mondiale à partir de laquelle, elle se
consacra au récital. Elle a laissé de nombreux
témoignages phonographiques parmi lesquels le mythique
enregistrement de Pelléas et Mélisande dirigé
par Desormière, dans lequel elle chante le rôle
d'Iniold. Dans le même enregistrement de 1941 figure
dans Arkel, un autre grand chanteur, Paul Cabanel (16),
né à Oran, qui fit une grande carrière et
a laissé de nombreux témoignages discographiques
avec les plus grands de son temps : José Luccioni, Charles
Cambon. Leila Ben Sédira aurait bénéficié
des conseils de Jeanne Campredon : ainsi commence à s'établir
des généalogies algériennes du chant français.
Il faut citer dans cet esprit le cas des Mallabrera, père
et fils. José Mallabrera est né à Oran en
1907, dans une modeste famille d'origine espagnole. Il a commencé
ses études au conservatoire d'Oran, et les a poursuivies
à Toulouse. Engagé en Algérie, comme à
l'Opéra et l'Opéra Comique de Paris, il s'est particulièrement
illustré dans des rôles comme celui de Des Grieux
de Manon, Gérald de Lakmé, Nadir
des Pêcheurs de perles. Des ennuis de santé l'éloignèrent
de la scène et il revint à son métier d'horloger-bijoutier,
rue d'Arzew à Oran. Son fils André, né en
1937, fut d'abord son élève et, après le
conservatoire d'Alger, il a étudié à Paris.
Il participa à de nombreux enregistrements de la firme
Erato, hélas non reportés en CD. Il a eu le mérite
de participer aux premières redécouvertes, dans
les années 1950, du répertoire baroque où
sa voix agile et bien timbrée de ténor «
di grazia », faisait merveille.
Il faut signaler également le ténor Juan Oncina,
né en 1921 à Barcelone mais dont la famille s'installe
à Oran en 1930. C'est là qu'il prit goût
à l'opéra et commença à étudier
au conservatoire de cette ville avant de partir à Paris
et faire une carrière internationale dans le répertoire
mozartien, rossinien et donizzétien. Il a chanté
et enregistré avec les plus grands artistes dans les années
cinquante et soixante, notamment dans le Falstaff de Verdi
avec le Philarmonique de Vienne sous la direction de Léonard
Bernstein, en 1966.
Indéniablement, les Pieds-Noirs ont contribué à
la grandeur du chant français, à l'exemple de l'Oranaise
Lucienne Denat dont il ne reste aucun témoignage discographique.
Mais si les débutants vont tenter leur chance en métropole,
l'inverse existe aussi. Surtout après la Seconde Guerre
mondiale, les jeunes chanteurs métropolitains viennent
chercher une première consécration en Algérie.
On peut évoquer le cas de Jean Borthayre (17) qui obtient
son premier engagement à l'Opéra d'Alger avant
de faire une grande carrière en France et à l'étranger.
Le disque laisse le témoignage de son impressionnant Nilakanta
auprès de la Lakmé de Mado Robin.
Les chanteurs dont la renommée est déjà
prouvée ne dédaignent pas pour autant de se faire
entendre. Pierre Nougaro, le père de Claude, laisse ainsi
le souvenir d'un impressionnant Rigoletto. Souvent, les
pensionnaires des scènes méridionales traversent
la Méditerranée. Mais ils ne sont pas les seuls.
-
-
- Juan Oncina
|
-
- Irène Jaumillot
|
-
- Paul Cabanel
|
Des chanteurs de rang international se produisirent à
Oran. Ainsi, Raoul Jobin (18) vint en 1951 chanter Carmen,
en 1954 Lohengrin et Aïda, en 1956 Les
Contes d'Hoffrnan. Certes le ténor canadien n'était
plus à son zénith mais il impressionnait encore
par la qualité de son chant. Son fils, André, tenta
sa chance à Oran dans Werther mais, pas plus que
le fils de Luccioni, il ne parvint à égaler son
père. Il fit en revanche, ultérieurement, une belle
carrière dans l'opérette. On vit également
les débuts de Pierre Fleta, fils de l'illustre Miguel
Fleta, qui connut ensuite un succès honorable à
l'Opéra de Paris.
Venue de la Monnaie de Bruxelles dont elle fait partie de la
troupe en 1949-1950, Huguette Rivière enchantera les mélomanes
oranais dans La Bohème, Faust, le plus souvent
avec son partenaire Guy Fouchet. Aussi convaincante dans la coquette
Manon que dans la douloureuse Cio Cio San, elle
n'hésitait pas à découvrir sa plastique
impeccable dans Thaïs (19). Guy Fouchet mérite
une mention particulière car, contrairement à d'autres
artistes qui, les derniers mois avant 1'indépendance,
renoncèrent à se produire en Algérie, il
est encore présent le jeudi 18 janvier 1962 dans Samson
et Dalila, en compagnie de Lucienne Delvaux (20), autre habituée
de la scène oranaise et de Jean Rallo (21), natif de Tunis.
Le critique de L'Écho d'Oran salue la conscience professionnelle
des chanteurs se produisant devant un public restreint : en effet,
les représentations sont données en fin d'après-midi
à cause du couvre-feu et rares sont les Oranais libres
à ces heures en pleine semaine.
-
Parmi
les vedettes françaises accueillies sur la scène
oranaise, on ne saurait oublier Michel Dens (22),
arrivant tout auréolé de son succès, cinq
années durant, dans le Pays du Sourire à
la Gaîté Lyrique. Alger eut la primeur, en 1956,
de ses prestations nord-africaines. Les Oranais trompèrent
leur impatience en écoutant la représentation captée
par Radio Alger. On l'attendait de pied ferme. Saurait-il faire
oublier le souvenir de José Janson (23) qui avait marqué
le rôle de Sou-Chong, dans le Pays du Sourire,
chanté plus de quatre mille fois un peu partout dans les
années 1930 et 1940 et qui n'hésitait pas à
bisser, trisser voire à reprendre une quintuple fois son
grand air ? Dens revint souvent, principalement dans des rôles
d'opéra. Le public féminin n'a pu oublier son apparition
dans Amonasro, le père d'Aïda, représenté
d'habitude comme un vieillard chenu et brisé par la défaite.
On vit surgir sur la scène oranaise un superbe athlète
vêtu d'un simple slip léopard qui ne dissimulait
rien de son anatomie avantageusement passée au brou de
noix. L'aisance insolente de la voix de ce baryton dans l'aigu,
les qualités de sa diction impeccable comme son jeu d'acteur,
en fit un chanteur très apprécié du public.
Il avait pour partenaire dans cette Aïda une autre très
grande artiste, Simone Couderc (24), à la fière
allure, admirable de force et de séduction vocales dans
Amnéris qu'elle chanta à Orange, à
Paris et un peu partout en Europe, en Afrique du Nord et en Amérique
du Sud.
Dans cette jeune génération continuent d'apparaître
des étoiles nées en Algérie : les Algérois,
Louis Noguera, François Gatto, Andrée Esposito
qui s'illustrera dans Thaïs, Irène Jaumillot
(25), la plus jeune Marguerite de l'Opéra de Paris, tandis
que de jeunes chanteurs métropolitains viennent acquérir
de l'expérience scénique en Algérie. Georges
Liccioni prend la relève de ses illustres aînés
corses. Certains de ces débutants de la fin des années
cinquante feront parler d'eux sur les scènes internationales:
Andréa Guiot (26), Mimi touchante et Mireille
plus vraie que nature ; Robert Massard {27) et la jeune Mady
Mesplé (28) dans Rigoletto. Ils sont à l'orée
d'une carrière brillante et ils participeront à
de grands enregistrements. Des cinq lauréats du concours
des ténors de Cannes de 1954 (29), deux au moins laissèrent
un souvenir inoubliable : Gustave Botiaux (30) et Tony Poncet.
Le premier enflamma le public dans Roméo et Juliette
par sa quinte aiguë dans la scène du duel et
par sa fougue : au moment des adieux déchirants des jeunes
époux, ne quittant pas des yeux sa partenaire tout en
essayant de reprendre sa cape, Botiaux emporta le coussin sur
lequel elle reposait, à la grande joie des spectateurs.
Il n'est pas besoin de présenter Tony Poncet. Il donna
à Oran une de ses deux cents prestations dans Paillasse,
une de ses quatre-vingt-dix représentations de Guillaume
Tell et de La Juive. On a tout dit sur son art de
chanter. Impossible de réconcilier ses détracteurs
et ses thuriféraires. Il n'avait rien pour séduire
sur scène : de petite taille, bedonnant, il restait planté
sur scène. Il avait intérêt à se tenir
à distance de ses partenaires car elles le dépassaient
toutes d'une tête. Il avait gardé de ses origines
espagnoles, une façon rocailleuse de rouler les "r".
Mais dès qu'il ouvrait la bouche, la salle était
sous le charme et croulait sous les applaudissements à
l'écoute de ses contre-ut et contre-ré bémol
(31).
Il faudrait évoquer
le genre plus léger de l'opérette qui se partageait
l'affiche avec les opéras. Les classiques français
(Offenbach, Edmond Audran, Charles Lecocq, Robert Planquette,
Louis Varney, André Messager, Hervé) et viennois
(Franz Lehar, Johan Strauss, Oscar Straus) revenaient régulièrement
au programme. La qualité de l'interprétation se
vérifie dans le fait que leurs interprètes chantaient
dans les seconds rôles des opéras programmés
dans la même période (32). Au début des années
1950, ce sera la déferlante Francis Lopez. Si Luis Mariano
ne se déplaça pas pour chanter les uvres
qui firent sa gloire, il eut un parfait épigone dans la
personne de Rudy Hirigoyen (33) qui vint fidèlement les
interpréter. André Dassary fit courir
les foules avec Chanson gitane une dizaine d'années
après la création, en 1946, à Paris.
-
-
Il serait injuste de ne pas rappeler les artistes de la troupe
sédentaire comme le « trial » Georges Pagès
( Trial : nom donné
à un ténor ou à un baryton léger
spécialisé dans 1'opéra-comique ou l'opérette,
du nom du chanteur d'opéra-comique Antoine Trial (1736-1795).
Le rôle de Gustave dans la version française du
Pays du Sourire, où excellait Georges Pagès,
s'inscrit dans cette tradition.)
ou le premier comique Jacky Wills qui faisaient la joie du public
par un sens de l'humour qui ne tombait jamais dans la vulgarité.
On ne saurait oublier, dans cette évocation, la figure
rayonnante de simplicité et de grâce de Mado Robin.
Elle chanta Lakmé, rôle dans lequel elle
est restée sans rivale. Mais elle est venue aussi, pendant
l'été, au petit Vichy, théâtre de
plein air, où les vedettes de l'époque (le jeune
Bécaud, Annie Cordy...) donnaient des récitals.
Elle savait chanter avec la même virtuosité les
valses 1900 comme les airs pyrotechniques de colorature. Elle
se mettait naturellement au niveau d'un public populaire, avec
une gentillesse inaltérable. Ainsi passaient les saisons
toujours porteuses de promesses nouvelles.
-
- Mado Robin
|
- Mady Mesplé
|
- Gilbert Bécaud
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- Tony Poncet
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- Les 12 et 13 mars 1957, le théâtre
municipal avait célébré avec éclat
le cinquantenaire de la salle et le maire, Henri Fouque-Duparc,
réaffirmait la volonté de la municipalité
de permettre à ce théâtre de continuer ses
spectacles de qualité. Comme pour marquer cette pérennité,
on reprit, comme à la création, le Faust
de Gounod. Peu de temps auparavant, Eugène Crucq avait
jugé qu'une ville de 300000 habitants méritait
une nouvelle salle plus moderne et plus grande.
-
En
attendant, la programmation s'ouvrait à la création
contemporaine : L'Atlandide de Tomasi permit d'admirer
la magnifique Claire Motte, danseuse étoile
de l'Opéra de Paris, dans le rôle principal. Même
le ballet immuable de Faust se métamorphosa lors
d'une des dernières reprises de l'uvre sur la scène
oranaise : finis les tutus blancs qui s'éclairaient progressivement
sous les projecteurs aux premiers accords musicaux. Le public
ébahi découvrit des danseurs assez dénudés
et les sages pas-de-deux, remplacés par des étreintes
suggérant la débauche de la nuit de Walpurgis.
Cela déclencha une bronca où les sifflets des gens
choqués se mêlaient aux cris d'approbation des «
modernistes ».
La volonté de faire rayonner le patrimoine culturel de
la ville d'Oran, toujours victime d'un complexe d'infériorité
par rapport à Alger, présida à la création
d'un festival d'été qui utilisait les lieux prestigieux
du fort de Mers el-Kébir. Il n'eut guère le temps
de s'épanouir mais on peut saluer la programmation thématique
de 1960 qui renouait avec le passé espagnol de la région
: autour du thème de Don Juan, on pouvait applaudir
la pièce de Tirso de Molina et l'opéra de Mozart.
Les fêtes de fin d'années étaient l'occasion
de produire des spectacles soignés. Pour le dernier réveillon,
le décor n'était pas seulement sur la scène
mais tout dans le hall d'entrée, le foyer rappelait l'époque
1900. Sur la scène Franca Duval, découverte d'abord
dans l'opera italien, prêtait son physique séduisant
à l'héroïne éponyme de la Veuve
joyeuse. Les spectateurs des dernières saisons venaient
toujours nombreux au théâtre chercher, sinon l'oubli,
du moins du réconfort : la beauté continuait d'exister
dans un univers qui apportait son lot de violences, chaque jour
plus difficiles à endurer.
- Comment oublier cette série
de représentations, à l'automne 1961, données
par une troupe italienne venue de la Scala de Milan (34). Etait
alors programmée La Forza del destino, sans doute
une création à Oran pour cet opéra de Verdi,
alors peu donné en France. Il y avait une telle qualité
du chant, une telle tension orchestrale, que le public en était
transporté. Les spectateurs, eux aussi, n'avaient plus
de prise sur leur destin qui les emportait vers un avenir dont
ils ne voulaient pas. L'actualité politique d'ailleurs
s'imposa dans la vie même du théâtre. Chaque
année pour le 11 novembre, la ville donnait un spectacle
« patriotique ». Ce fut longtemps La cocarde de
Mimi Pinson (35), mais aussi toute autre pièce qui
touchait, de près ou de loin, au patriotisme français.
C'est ainsi, qu'en 1961, fut programmée La Fille du
tambour-major. Au dernier acte, pour célébrer
l'entrée des Français à Milan, la scène
était entièrement décorée de drapeaux
français et, au lever du rideau, un des personnages s'avançait
vers le devant de la scène un drapeau tricolore à
la main. Ce fut comme si l'on avait agité une muleta devant
un taureau des arènes d'Eckmuhl : le public se dressa
comme un seul homme et entonna la Marseillaise, le chur,
essentiellement composé d'Oranais, suivit ainsi que les
musiciens de l'orchestre, dressés comme un seul homme,
et les solistes, un moment décontenancés, se mirent
à l'unisson. Le représentant officiel de l'autorité
militaire, invité obligé de la représentation,
se leva lui aussi dans sa loge mais pour partir brutalement en
renversant son siège pour marquer sa réprobation
devant cette manifestation d'hostilité à la politique
d'abandon de la France. Jusqu'à présent, les Oranais
étaient venus écouter chanter. À présent,
ils donnaient de la voix. Ils auraient pu aisément trouver
dans leur répertoire familier de quoi exprimer leurs sentiments
et interpeller ces autorités qui leur devenaient chaque
jour davantage étrangères. Avec Mignon,
ils pouvaient leur demander :
-
- « Connais-tu le pays où
fleurit l'oranger ?
Le pays des fruits d'or et des roses vermeilles,
Où la brise est plus douce et l'oiseau plus léger,
Où dans toute saison butinent les abeilles,
Où rayonne et sourit, comme un bienfait de Dieu,
Un éternel printemps sous un ciel toujours bleu !
[...]C'est là! C'est là que je voudrais vivre,
Aimer, aimer et mourir ! » (36).
-
Sur
le point de le quitter, leur pays leur paraissait un «
Pays merveilleux » et ils auraient voulu, comme Vasco de
Gama, pouvoir affirmer O Paradis [...] Tu m'appartiens »
(37). Bientôt, ils ne pourraient que déplorer,
avec Aïda, « O patria mia, maipiù tirivedrô!
» (38). Une des dernières productions fut la représentation
du ballet du Lac des cygnes, en janvier 1962, avec Liane
Daydé et Michel Renault. Le spectacle fut interrompu pour
permettre à un escadron de gardes mobiles de rechercher
dans la salle de prétendus commandos de l'OAS, censés
s'y cacher. La chronique rapporte que le danseur étoile
Michel Renault, responsable du spectacle, demanda, d'une voix
ferme et résolue, au commandant de l'escadron de laisser
le ballet s'achever avant le départ des spectateurs. Ce
qu'il obtint. Mais dès la chute du rideau, alors que toute
la salle comble debout applaudissait les artistes, les militaires
poussèrent les spectateurs vers la sortie. Devant une
telle attitude, Maître Andolfi tapa de sa baguette sur
son pupitre et attaqua la « Marseillaise », aussitôt
reprise en chur par les chanteurs, les danseurs et le public,
tandis que deux d'entre eux déployaient un drapeau tricolore
sur toute la longueur de la scène. Cela sonna comme le
glas de la vie musicale à Oran : l'autorité militaire
décida de fermer définitivement, le 23 février
1962, l'Opéra municipal. L'entrée en fut barrée
par des rouleaux de barbelés contre on ne sait quelle
menace.
-
Cela n'empêcha pas que, le 5 juillet 1962, n'éclate,
devant ce théâtre, le dernier acte du drame de l'Algérie
française : le massacre d'un nombre, encore aujourd'hui
inconnu, d'innocentes victimes. Ainsi retombait un rideau rouge
de sang sur plus d'un siècle de vie musicale à
Oran.
-
- EPILOGUE
-
- « En matière de musique,
l'Algérie française a tout reçu, peu donné,
beaucoup adapté. Tout avait été à
créer, comme dans les autres disciplines de l'esprit et
des arts, mais il faut croire que la musique a besoin de déposer
plus lentement ses sédiments pour faire germer un art
spécifique, original. À cet égard un fait
est notable : aucun des innombrables ouvrages qui virent le jour
dans le cadre de la célébration du centenaire de
l'Algérie française n'a traité de musique.
Et la savoureuse Histoire de l'Opéra d'Alger, chef-d'uvre
d'érudite sensibilité de Fernand Arnaudies, paru
à Alger en 1941, restera un cas malheureusement isolé
» (39).
Certes la seule figure musicale importante de l'Algérie
française, dans le domaine classique, fut Camille Saint-Saëns
qui vécut à la fin de sa vie à Alger où
il mourut en 1921(40). Il trouva dans les accents musicaux de
l'Afrique du Nord, l'inspiration pour plusieurs de ses uvres
instrumentales, dont sa Suite algérienne et son
cinquième concerto pour piano dit L'Egyptien, et pour
la bacchanale de Samson et Dalila. Mais il n'y eut pas
d'école algérienne musicale, comme il en exista
en peinture ou en littérature. Une tradition musicale
demande de longs siècles pour s'installer et seule la
musique arabo-andalouse, issue d'une longue cohabitation, a eu
le temps de se développer, d'abord en Espagne puis en
Afrique du Nord. Il est vrai que peu d'uvres musicales
ont pour cadre l'Algérie française, si l'on excepte
Le Caïd, opéra-bouffe d'Ambroise Thomas, créé
en 1849 et rejoué en 2007 à Metz après un
siècle d'oubli. Peut-on compter pour rien, cependant,
les interprètes de qualité qui sont nés
sur cette terre algérienne et qui ont défendu le
répertoire français? N'ont-ils pas apporté
une sensibilité particulière, car frottée
à d'autres influences, qui a enrichi la compréhension
de l'art lyrique? Les spectateurs oranais ont peut-être
apporté leur toute petite pierre à la réévaluation,
sinon à la révélation, de la zarzuela, largement
méconnue en France avant 1962.
-
- Nationalisé en 1963, le théâtre
d'Oran a accueilli des spectacles révolutionnaires chinois
ou cubains dans les premier temps de l'indépendance. Devenu
Théâtre régional de l'Ouest algérien
en 1972, il porte aujourd'hui le nom d'Abdelkader Alloula (41).
Il se consacre avant tout au théâtre parlé,
particulièrement à destination des enfants, et
à la musique orientale. Il ne sera sans doute jamais plus
l'Opéra d'Oran. Cependant, après de longues années
de fermeture, les théâtres d'Alger, d'Oran, de Constantine
et d'Annaba rouvraient en 2000, après restauration. Le
théâtre d'Alger a de nouveau programmé des
uvres de Mozart, Rossini, Verdi. À partir de 2001,
un Algérois, Aminé Kouider, formé au conservatoire
d'Alger, puis en France et dans d'autres capitales européennes,
a fondé un orchestre, actuellement de statut privé,
qui essaie de renouer avec un passé lyrique et symphonique
en Algérie. Il s'est produit également en France,
notamment à Lyon, en mai 2003. Des chanteurs, qui ont
fait leurs premiers pas lyriques en Algérie, se font connaître
et, surtout, se produisent dans leur pays. C'est le cas d'Amel
Brahim-Djelloul, jeune soprano, d'abord formée à
Alger puis en France, nommée aux «Victoires de la
musique 2007 ». Elle s'est spécialisée dans
le répertoire baroque et mozartien. En mars 2007, elle
a donné, au théâtre d'Oran, un concert de
musique classique avec accompagnement au piano. C'était
la première fois, depuis des lustres, que la salle retentissait
de tels accents. Est-ce le signe d'une renaissance de l'art lyrique
européen dans une salle créée pour lui,
après une longue éclipse, comparable en temps à
celle que cette ville a connue entre la fin du Presidio et le
début de la présence française ?
- Le 100e anniversaire du théâtre
d'Oran, en décembre 2007, ignoré par les autorités
algériennes, n'a été marqué par aucune
festivité. Peut-on rêver d'applaudir une reprise
de Faust pour le 150e anniversaire de cette salle ?
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